Vigie, juillet 2021

 

Premier tour par La Martinette

 

Juillet21 03

 

Au soleil incertain de trois heures, je repars en direction du Gelon avec Rimski, brossé de frais comme il se doit pour que son poil brille et ondule bien, et si altier qu’on croirait un accessoire de mode. Aujourd’hui je ne veux pas ramasser de girolles : je me suis délibérément interdit d’emporter le moindre sac, d’une part parce que je n’avais pas envie de passer encore plusieurs heures à nettoyer et cuisiner des champignons (ce qui, ces derniers jours, commence à ressembler à un temps plein) et d’autre part parce que je voulais me consacrer entièrement à Rimski et au dur apprentissage de la marche au pied, ce qui est incompatible avec la cueillette. Je pars, donc, d’un pas fier et tranquille auquel Rimski aussitôt s’accorde, et l’on dirait décidément un défilé de mode. Après quelques chutes plus ou moins douloureuses causées par la propension qu’a ce chien de traîneau à tirer dans les descentes comme dans les montées, ce travail ingrat m’est apparu comme une nécessité, mais il est agréable aussi de marcher en accord l’un avec l’autre, c’est-à-dire de voir que l’animal calque son pas sur celui de son maître qui n’est plus obligé de ramper sous les branches basses des sapins.

À mesure que l’on descend, le concert des clarines s’éloigne et le fracas du Gelon, rendu énorme par les dernières averses, monte à notre rencontre. On entend un vacarme de bord de mer, en ce trou de verdure où bouillonne la rivière. Je regarde les corps argentés des petites truites qui glissent dans la partie calme du bassin. Un cincle traverse. On comprend qu’il fait chaud quand on voit avec quel plaisir le samoyède s’enfonce dans l’eau froide. On dirait pourtant un ourson peureux qui a peur des poissons, mon jeune samoyède, parce qu’il n’a toujours pas compris qu’il sait nager. Je m’assois sur une pierre plate, toujours la même, pendant qu’il gratte la mousse et joue avec les remous. Odeur d’eau et de vase. Fracas du torrent dans la tête. Je ne fais rien. Je n’écris pas. Je ne parle pas. Je ne regarde rien d’autre que l’écume et le chien blanc qui brille dans une tache de soleil entre les ombres et les rochers gris couverts de mousse phosphorescente sous la voute vert clair des noisetiers et des saules, et le paysage se perd en une masse confuse et abstraite. Glisse un geyris sur l’eau troublée par les jeux du chien qui s’est mis à creuser dans la boue de la berge comme pourrait le faire un enfant : mon chien blanc peigné de frais semble à présent un gosse de bonne famille qui prend un malin plaisir à se rouler dans la boue. Il y a en moi une gouvernante qui proteste (parce qu’elle sait le temps qu’il va lui falloir pour nettoyer tout cela au retour), et un sauvageon qui acquiesce.

Bientôt on reprend la marche au pied sur le chemin dégagé qui descend vers la Martinette. Je marche bien droit, d’un pas régulier, peu naturel. Je ralentis légèrement quand je sens que Rimski tente d’accélérer, et ne modifie en rien ma trajectoire quand il fait un écart parce qu’une odeur l’attire. Le soleil entre les branches nous flashe sans ménagement, les grands arbres sont notre public (j’en ai vu un s’esclaffer quand le chien, passant soudain devant mes pieds, m’a fait trébucher, mais j’ai fait mine de ne rien remarquer). Je n’aime pas la façon qu’ont certains écrivains « baroudeurs » de se mettre en scène dans leur ermitage comme s’ils étaient accompagnés par une nuée de journalistes armés de caméra : ne fais-je pas pareil avec mon samoyède ? Sans doute – mais avec quelques différences : d’une part, je n’ai pas la prétention d’accomplir le moindre exploit ni d’obtenir jamais la moindre célébrité médiatique, et d’autre part j’ai, moi, bien ancré, le sens de l’amusement et de l’auto-parodie (ce que je ne ressens guère lorsque je lis par exemple tel récit sibérien d’un de mes confrères).

Bien sûr, je reste attentif à ces moments où Rimski ralentit pour faire ses besoins, et m’arrête donc en plein soleil. La perle rouge qui brille parmi ses excréments et les divers débris de plastique me confirment que c’est bien lui qui a mis à sac la chambre de Clément ce matin : il faudra être plus vigilant.

Parfois mon attention s’égare sur ce chemin sans obstacles, auquel une flaque d’eau boueuse me fait revenir. Le réel en ce début juillet prend des parfums fruités, quand on traverse les ronces où il n’y a pourtant encore aucune mûre. Il prend l’allure d’un bolet orangé que je ne ramasse pas parce qu’il est trop vieux, ou d’une bâche abandonnée au milieu du sentier et qui me semble inquiétante – est-ce qu’il n’y a pas là-dedans une tête coupée, un cadavre ? Je passe prudemment, sans oser vérifier, mais le désintérêt de Rimski laisse plutôt penser que ce sac de toile est vide – même si mon chien se retourne ensuite plusieurs fois pour regarder derrière lui et modifie son allure sans raison apparente, peut-être parce qu’il a perçu mon inquiétude, ou bien à cause des bruits de travaux qu’on attend à l’approche du pont et qui l’inquiètent parce qu’il n’en connaît pas l’origine (les samoyèdes sont des chiens très sensibles).

Il y a en fait, au niveau de l’écluse, une pelleteuse en action qui mène grand tapage. La réaction de Rimski me confirme que c’était bien l’objet de son intérêt, car le voici qui se dresse sur ses pattes arrière pour regarder le gros engin occupé à dégager une piste. Beaucoup d’arbres ont été coupés, rendant le lieu méconnaissable. La curiosité de Rimski assouvie, on grimpe en pente douce d’une allure plus tranquille en nous éloignant peu à peu du Gelon dont la rumeur décroît et en remontant le Nant des Fruitiers qui coule en contrebas (j’ai d’abord cru que c’était encore le Gelon, jusqu’à ce qu’Élodie l’autre jour me fasse remarquer que le ruisseau était bien maigre et ne coulait pas dans le même sens – preuve supplémentaire de mon inattention chronique, à laquelle la rédaction obstinée de ces comptes rendus tente de remédier). La forêt ici est belle, plus spacieuse, avec de grands troncs sombres qui tracent leur calligraphie précise dans le contre-jour et plongent le promeneur dans une atmosphère de recueillement. Mais cela ne dure pas. L’odeur des vaches et des champs se fait sentir avant l’orée, dont le franchissement fait basculer dans une toute autre ambiance.

Les champs, le chant d’un coq, les criquets. Les engins agricoles en action. Un homme fait son jardin, un chapeau de paille sur la tête. Les poules en liberté vont tranquillement se cacher à notre approche, pas même affolées par l’irruption du loup blanc qui, de son côté, ne manifeste qu’un intérêt mesuré pour leurs gloussements et leurs dandinements car il a bien trop chaud et que l’eau du ruisselet l’attire davantage (quelques semaines plus tard, Rimski m’ayant échappé alors que je ne m’étais pas assez éloigné du hameau, j’aurai grand peur en le voyant de loin traverser le champ en direction du poulailler ; il ne manifestera néanmoins pas davantage d’intérêt pour les volailles, ce qui à mon avis ne peut s’expliquer que par son insouciance de chiot avide surtout de gambader et, surtout, sa mauvaise vue).

Je remonte au soleil par le chemin du Praz, salué par le coq. Une dizaine d’hirondelles dans le ciel bleu soulignent de leurs voltiges l’été étourdissant. Un homme installé sur la terrasse de sa maison encore en construction parle dans son téléphone. Rimski gambade parmi les papillons. Je sue à grosses gouttes. Une apicultrice en quad, de retour du rucher, ne me salue pas, peut-être parce qu’elle ne m’a pas vu esquisser moi-même un salut maladroit. Quel soulagement de retrouver le couvert du sous-bois, l’humus à nouveau sous les bottes, les colonnes croulantes de cette ruine, vestige de l’époque où toute la Vallée était tellement peuplée. Odeur de foin coupé et de vaches, voici le troupeau – quelques Abondances et leurs veaux.

Ce tour là, je ne l’avais pas fait depuis plusieurs années. La dernière fois c’était avec Ferdinand, et nous avions parlé d’autisme, à l’époque déjà, lui se reconnaissant dans certains des marqueurs (mais j’en savais à ce sujet bien moins que maintenant, et j’avais bêtement nié qu’il pût être, lui aussi, affecté de troubles du spectre autistique, ce qui rétrospectivement me semble pourtant probable). Je viens rarement par ici parce que je n’aime pas trop croiser des inconnus et qu’il faut traverser deux hameaux. Je sens pourtant que cette boucle, je vais la faire et la refaire souvent à compter d’aujourd’hui, parce qu’elle offre une assez grande variété de paysages, d’atmosphères, de sensations, et que le chemin en est dégagé en toute saison alors que les bois sont rendus en partie impraticables par l’invasion spectaculaire de la végétation.

Je retrouve le chemin familier qui va des Landaz au Villard. Les grands champs me font éternuer, qui ne sont toujours pas fauchés parce que je crois qu’une prime est versée pour que les agriculteurs, dans cette zone montagneuse, patientent jusqu’à la deuxième quinzaine du mois pour préserver la flore et la faune (je pense à ce lièvre tapi dans les hautes herbes et débusqué l’autre jour par Rimski : son cri aigu, la course qui s’en est suivie, le chien vite découragé…). Un panneau signale désormais la gouille presque invisible : « Attention, trou d’eau ». Sous les grilles qui jalonnent le chemin on entend couler une eau inatteignable pour le chien qui a chaud.

On rentre assoiffés, défaits, ravis, avec du soleil dans la tête et des odeurs de terre accrochées à nos peaux.

 

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