Vigie, juillet 2021

 

La Cabane du Mont Dondon

 

Juillet21 12

 

Cette route forestière qui part du Villard, je l’ai parcourue avec Élodie il y a quelque temps, par un jour de brouillard et de bruine. Ce fut une belle promenade, dont je n’ai gardé aucun mot, aucune trace. Comme souvent, ce sont principalement les promenades solitaires qui donnent lieu aux textes que j’amasse ici. Il est possible que, plus tard, j’en fasse un livre, qui donnera alors l’impression que je passe tout mon temps à marcher seul avec mon chien. D’aucuns pourraient forcer le trait, y trouver une posture. C’est un reproche que je ferais volontiers à Kenneth White, par exemple – non pas d’avoir un chien ou de mettre en scène sa proximité avec un animal domestique (une telle sentimentalité, dont je me souviens qu’il n’était pas exempt, autrefois, avec son chat Catou, se devrait de rester à ses yeux purement privée, comme tout aveu de faiblesse), mais de toujours masquer dans ses ouvrages la présence de son épouse Marie-Claude à ses côtés (voire d’une équipe de télévision pendant le parcours japonais des Cygnes sauvages) – et en matière de supercherie il y a bien pire encore, bien plus grossier. Je préfère la façon de faire de mon ami Jean-Louis Michelot, qui nomme ses compagnons et ses compagnes de promenades : c’est une question non seulement de courtoisie, mais d’honnêteté littéraire.

Toujours est-il qu’aujourd’hui j’ai refait en voiture les kilomètres que nous avions parcourus à pied afin de reprendre là où nous en étions restés, afin de pousser jusqu’à la fameuse Cabane du Mont Dondon (fameuse parce qu’un chapitre de mon futur best-seller À l’abade lui est consacré). J’avais trouvé la cabane par hasard, sans passer par le chemin (en ce temps-là je partais souvent au hasard à travers la forêt) ; cette fois-ci, j’y reviens de façon tout à fait volontaire en remontant comme il se doit le chemin dit « de la Montagne ». L’atmosphère n’a plus rien à voir avec ma précédente escapade, d’une part parce qu’Élodie n’est plus physiquement présente (même si marcher en ce lieu, c’est marcher avec elle, et que les paroles marmonnées dans la tête sont une façon de converser à distance) et d’autre part parce qu’il fait grand beau temps.

Je suis parti, comme j’aime souvent le faire, à l’improviste, à une heure où, en principe, on commence à rentrer, vers cinq heures de l’après-midi (autrefois c’eût été du matin). Après toute une journée de lecture, d’écriture, autant dire de farniente, on sent dans les pattes et les jambes une folle envie de grimper, on avance vite et sans effort. Rimski détaché gambade à quelques mètres devant moi, Diogène canin agitant en plein jour le flambeau de sa queue comme une torche qui me montre le chemin à travers le sous-bois où le soleil déclinant sème entre les nappes d’ombre ses faisceaux dorés et où veillent les grandes fougères phosphorescentes et tous les champignons : amanites panthère et bolets Satan auxquels personne ne touche, clavaires, russules, et quelque part ces merveilleux ceps de Bordeaux et ces girolles dont on a fait la dernière fois une belle fricassée.

C’est peut-être dans ces moments précédés par une longue immobilité que je perçois le mieux la joie du mouvement et la beauté de la nature : ces piaillements tellement étranges, la boule de la jeune amanite qui affleure parmi les mousses comme un œuf de reptile, l’air chaud d’été que le soir commence à rafraîchir – tout me ravit. Seul m’inquiète le grondement des motos qui signale la présence d’autres bipèdes, quelque part sur les crêtes ou dans la forêt. Peut-être trouverai-je la cabane occupée, auquel cas je rebrousserai sans doute discrètement chemin.

Pour moi, la peur dans la nature (car c’est le thème d’une intervention que je ferai peut-être à la rentrée avec Jean-Louis), c’est d’abord la peur des gens. « Peur » est ici excessif : j’ai eu peur sur certaines pistes de Guyane que je savais fréquentées par des bandits brésiliens réellement dangereux, et j’ai eu peur de me perdre aussi, mais ici il faudrait plutôt parler de la légère gêne d’avoir à trouver une contenance, à faire la conversation au lieu de soliloquer, et surtout à rattacher ce mal élevé de Rimski qui ne se laissera pas faire et s’empressera de sauter joyeusement sur des gens qui n’en auront peut-être aucune envie.

J’avance cependant d’un bon pas sur cette pente que je m’étonne de trouver à présent aussi raide, ahanant désormais presque autant que Rimski. Cela reste l’inconvénient des sentiers de ma Vallée : il faut, pour les parcourir, être en excellente condition physique, ce que la maladie et l’âge tôt ou tard interdisent. Un jour, je ne pourrai plus marcher ici, où je ne reviendrai qu’en pensée, en rêve, ou en relisant ces notes inclues dans l’édition revue et augmentée d’À l’abade.

Je m’arrête néanmoins devant un superbe bolet orangé que je pourrais cueillir et manger (car ils ont bon goût) mais que je me contente de photographier. Aujourd’hui je ne veux cueillir que des instants perdus, que des paroles en l’air ou en terre, que ces images de sous-bois et de montagne en été.

Rimski, cependant, disparaît, ce qui ne me plaît pas : il y a des loups, tout de même, dans le secteur, et nous ne sommes plus loin des crêtes où pâturent des moutons surveillés par les patous. J’ai vécu bien souvent ce moment avec ma défunte Patawa : je regarde dans la direction où la bête a disparu, et j’appelle. Ce qui m’étonne, c’est de le voir réapparaître bien plus vite que ne le faisait Patawa, à l’opposé de l’endroit où je regardais, occupé à boire dans une flaque. Je le rattache aussitôt.

On sent que la crête approche. Après un passage plus ingrat et particulièrement raide, on en revient aux fougères épaisses que j’aime, et à ces feuilles que les enfants appelaient autrefois des « libertés », et dont le véritable nom (le rumex) m’échappe momentanément. « Courage, ma belle ! » dis-je à mon chien qui halète, en le prenant pour Patawa. Rimski souffle. Nous voici parmi les myrtilliers. Le grand ciel bleu d’été s’est rapproché. Le chemin est bordé de bolets orangés que je n’exclus pas de ramasser au retour. Les traces de pneu montrent que les motos et peut-être les quads viennent jusqu’ici : c’est aussi le prix à payer, sans doute, pour profiter d’un sentier bien entretenu, je sais bien… Un merle traverse, que Rimski par réflexe fait mine de poursuivre ; puis nous voici arrivés.

La cabane est plus petite encore que dans mon souvenir. Le poêle. Le petit banc de bois. Les paillasses surélevées. Le jeu de cartes laissé là. La photo de mon double, juste un peu effacée : « Lionel, c’est dans ces bois que tu as passé ta courte jeunesse… » Sur le mur intérieur, des graffitis gâtent la chaleur de l’accueil : « TUER TUE LOUP MORT ECOLO DE MERDE », ou bien « 1 sanglier le 15 octobre ». Comme je ne veux tuer personne et que je suis indubitablement un « écolo de merde », je ne m’attarde pas. De fait, ces graffitis sont là pour m’en dissuader, pour me rappeler que je ne suis pas chez moi. Si j’avais un stylo je barrerais cela et noterais quelque chose comme : « Bienvenue à tous, chasseurs et non-chasseurs, ennemis du loup ou amis des bêtes, promeneurs, amis des hommes et des monts, en ce lieu où il n’y a place ni aux insultes, ni à la laideur. » Mais je sais bien que la formulation même que j’emploierais ne ferait que redoubler les sarcasmes sans rapprocher en rien ces deux mondes qui se côtoient dans la Vallée, dans le pays, et peinent à se parler.

 

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