Vigie, juillet 2021

 

Le temps d’été, l’amour, la liberté et le mystère de la poule morte

 

 Juillet21 10

 

Le temps d’été est étrange, plus lent, plus léger, comme ces grands nuages qui s’attardent sur les crêtes de Belledonne ou comme ces papillons blancs au vol erratique. Ce n’est pas un temps insouciant car il reste borné, soumis à des contraintes qui, pour être moins visibles, n’en sont pas moins prégnantes, mais à la façon diffuse d’un brouillard aveuglant. Tout de même, son étau tend à se desserrer un peu plus facilement à mesure qu’on met en place de nouvelles habitudes.

Le matin, je le consacre en général à la musique, à la lecture. J’écris en fin de matinée, puis je mange et je lis encore sur la terrasse avec Rimski (lire est le luxe suprême des vacances). L’après-midi, j’écris dans la fraîcheur de la cave avec Rimski couché contre la porte ou à mes pieds. En fin d’après-midi, quand il commence à faire moins chaud (car le soleil est revenu depuis quelques jours), je pars promener Rimski pendant deux heures environ. Son plaisir est extrême, lorsque je le lâche et qu’il peut courir le long de la rivière ; mon plaisir à le regarder n’est pas moins vif. Si je croisais un chien d’aussi belle allure, je serais éperdu d’admiration ; de le côtoyer ainsi chaque jour fait de moi un éperdu permanent.

Je regarde son pelage briller au soleil, onduler au gré du vent, du courant ou de la course, je regarde ses mimiques, sa posture curieuse et fière pour peu que passe un insecte, un chat, un renard, un bipède, une odeur – et je le trouve beau. Cette reconnaissance qui fait battre le cœur et agrandit le quotidien, je la reconnais pour l’éprouver par ailleurs pour une autre bête, de la même espèce que moi celle-là et que je ne promène jamais en laisse ni ne photographie sous tous les angles à toute heure du jour et de la nuit, mais que j’adore autrement : il s’agit indubitablement d’une forme de ce sentiment aussi étrange et changeant que le temps en été qu’est l’amour.

Il y a l’amour que l’on éprouve pour ses enfants (celui-ci, largement à sens unique lorsqu’ils sont adolescents et payent en mufleries ou en indifférence plus ou moins feinte les attentions qu’on a pour eux), celui qu’on a pour sa compagne ou son compagnon (on peut l’espérer plus riche en réciprocité), et puis celui qu’on peut ressentir pour un être d’une autre race. Ce sentiment plus fort qu’un simple attachement me semble pouvoir dépasser l’appropriation et les projections anthropomorphiques, car ce que je recherche et ce que j’obtiens auprès de mon chien n’est pas seulement la compagnie facile d’une sorte de gros doudou peu contrariant (dans le cas du samoyède, il faut avouer qu’il sait parfaitement se montrer contrariant, sa désobéissance chronique et sa passion immodérée du vol et du masticage de pantoufles, entre autres, pouvant même le rendre aussi insupportable que le plus capricieux des enfants) ; ce qu’il me procure, c’est d’une part la vision étonnante de la beauté animale à portée d’humain, cette puissance encore proche du loup, si visible quand il tient la queue basse au lieu de l’enrouler en panache, mêlée à des espiègleries enfantines quand il s’aplatit devant moi pour m’inviter au jeu ou quand il se met à poursuivre un papillon sur le chemin – et d’autre part l’insondable mystère d’un langage et d’une logique non-humaines. Un loup ne me permettrait pas une telle connivence, un chien d’une race moins primitive me fascinerait moins.

Nous voici cependant parvenus à la grande passerelle où je le lâche pour lui permettre de courir et de profiter de l’eau. Bien entendu, c’est ainsi que je le préfère : sans laisse, en liberté. Mon attention alors se doit d’être plus vive afin d’anticiper sa fuite. Il regarde sur les côtés, flaire, je sens qu’il va partir… il fonce à travers les bois – mais je sais qu’il n’a pas vu de bête, c’est là un pur besoin de dépense, aussi le laissé-je faire sans le rappeler tout de suite, certain cette fois de son rapide retour.

Je compte en rythmant l’attente de petits sifflements afin de lui permettre de me retrouver facilement. L’attente me paraît interminable : elle dure très exactement deux minutes – après quoi il surgit parmi les fougères, essoufflé, dépenaillé, heureux, métamorphosé par l’ivresse de la course en liberté, juste derrière moi. Je le félicite en gazouillant dans les aigus, façon de bien lui faire comprendre ma joie de le revoir, puis le laisse encore un moment en liberté.

Ce jour-là, passant dans le sous-bois en contre-bas de la route, on trouve sous un lit de feuilles qui ne peut être que d’origine humaine, une bête morte qui s’avère être une poule. Qui donc a laissé ce cadavre ? Pourquoi ici, à côté de la route ? Pourquoi ce suaire de feuilles ? On rentre à petites foulées, troublé par le mystère.

 

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