Vigie, juillet 2021

 

Le retour du type au samoyède

 

Juillet21 09

 

Juché sur le toit du hangar, le rouge-queue à front blanc égrène depuis des heures à travers l’air gris le chapelet de ses tuit… tuit… monotones, répétés à intervalles si réguliers qu’on s’étonne de la moindre hésitation. Les grands nuages amassés au flanc de Belledonne gagnent peu à peu tout le ciel. Je bifurque du côté du grand champ dit « champ au lièvre » (depuis que Rimski en a levé un), soit la direction opposée à celle que je pensais suivre, et m’agenouille un moment parmi les épilobes devant une petite araignée blanche ornée de deux traits ocres, que l’on pourrait aisément prendre pour une fleur ; je pense qu’il s’agit du Thomise variable (Misumena vatia), ou araignée-crabe, ainsi nommée parce qu’elle se déplace sur le côté – mais celle que j’observe reste absolument immobile, à l’affût. C’est une araignée qui profite du changement climatique, puisqu’elle aime la chaleur, et une championne du camouflage capable de passer du jaune au blanc en 24 heures (mais le passage du blanc au jaune lui prend de dix à vingt-cinq jours, ai-je lu par ailleurs) : si j’attends assez longtemps, peut-être cette araignée-caméléon va-t-elle devenir jaune, comme les épilobes sur lesquelles elle est embusquée ? Même si j’étais aussi patient, Rimski, de toute façon, ne m’en laisserait pas le temps, qui tire sur la longe de toutes ses forces pour continuer l’escapade. Après avoir frappé dans les mains et sifflé pour avertir les lièvres, chevreuils, renards et autres faons éventuellement camouflés dans les herbes, je décide de le lâcher.

Comme le seul moyen pour lui de voir quelque chose est de faire des bonds, le voici aussitôt métamorphosé en une sorte de kangourou albinos. Je suis toujours étonné de voir la grâce et presque la légèreté avec lesquelles ce chien assez pataud est capable de bondir. Je le perds rapidement de vue, ce qui m’inquiète à cause d’un quad qui passe en contrebas ; je le retrouve après une minute et vingt-sept secondes d’attente anxieuse.

Je rejoins le chemin que je préfère, qui semble avoir été creusé seulement par les passages et que bordent les noisetiers, les frênes, les épicéas ainsi que les vestiges d’un vieux mur couvert de mousse. Le hameau de la Martinette, je l’aime un peu pour les mêmes raisons : parce qu’il est caché des regards – mais pas de la lumière – dans un repli de la vallée. Les poules en liberté se roulent dans la poussière et font ici tout ce que doit faire une vraie poule vivante (je soupçonne décidément l’indifférence de Rimski à leur égard d’être une feinte, une ruse de chat).

Les habitants s’affairent à leurs tâches quotidiennes et je passe en baissant la tête, honteux de mon oisiveté de vacancier, mais soulagé de voir ma présence d’emblée justifiée par celle du chien blanc à mes côtés. Quelquefois je bavarde avec l’un des habitants du lieu, à qui j’indique les emplacements des girolles dont j’ai encore bourré un sac, ou bien qui me raconte comment, il y a quelques années, un homme qui promenait ses deux chiens avec les laisses enroulées autour de ses poignets, est mort projeté contre un arbre que les chiens avaient choisi de contourner chacun d’un côté (je me promets de ne plus m’attacher à Rimski). Ces conversations me rassurent : désormais, je ne suis plus tout à fait un intrus, mais « le type au samoyède » ; je fais partie du paysage.

 

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