Vigie, juillet 2021

 

 

 

L’intensité tragique et heureuse de tout chemin

 

Juillet21 04

 

Je m’apprête à repartir sur mon « chemin ordinaire », tenue sportive de rigueur, chaussures de trail, short, friandises, sifflet au poignet pour travailler le rappel (quel poète s’attife ainsi, et pour se livrer à des expériences aussi peu littéraires ?). Rimski a compris, qui miaule d’impatience devant la porte (car le samoyède peut miauler). Il s’enfuit dans le jardin puis revient, se met sur le dos de façon, me dis-je, à faciliter la mise en place du harnais, à moins que ce ne soit pour se faire gratter le ventre ou pour jouer.

Le parfum des tilleuls en fleurs tout bourdonnant d’abeilles se mêle aux effluves des poubelles. Je longe les terrains aplanis et ratissés de Karine – une ou deux maisons se construiront sans doute bientôt ici même – puis voici, après les roses trémières, le carrefour où j’accompagnais autrefois les enfants lorsqu’ils étaient tout petits et prenaient le bus pour aller à l’école du Bourget. Je songe avec un picotement de tristesse que c’en est fini de l’école du Bourget, puisque Clément fera sa prochaine rentrée au collège. J’ai peine à comprendre que lui n’ait pas pleuré en quittant pour la dernière fois son école, lui dont la sensibilité paradoxale rappelle de plus en plus celle de son frère ou, dans une moindre mesure (car, moi, j’aurais pleuré) de son père. Le panneau rouge recouvert de mousse « attention école » résume ma nostalgie, dont je m’arrache en me mettant à courir.

Joie de la course, joie folle du jeune chien et de son maître rajeuni. On court ensemble. Il aura fallu plus de quarante années et l’arrivée de Rimski pour que je me mette ainsi ponctuellement à courir, moi qui, lorsqu’il fallait endurer la corvée du cross du collège, m’éclipsais du troupeau pour aller ramasser des champignons – à propos de champignons, il convient de garder un œil sur le talus.

Je cours, et l’ivresse que me procure l’accélération du tempo de mon cœur me fait comprendre un peu ce que recherchent sans doute les vrais coureurs. « Quand je cours, les lucioles me sourient » disait un enfant dans un film que je n’ai jamais vu mais dont j’ai retenu cette phrase lue dans un magazine. Je cours, et chaque foulée semble le franchissement d’un invisible col.

Voici le pont de la Provenchère, et le Gelon qui coule à gros bouillons et tourbillons fous le long du toboggan gris des lauzes. Rimski se trempe prudemment les pattes, boit un peu puis exige de repartir. On prend notre élan pour sauter par-dessus les flaques boueuses. Je lâche un peu mon chien car j’ai senti qu’il voulait retourner aboyer après l’eau dans notre crique préférée. Soudain une promeneuse passe sur le sentier et Rimski fonce vers elle ; je le rappelle, et contre toute attente il fait demi-tour et me permet de le rattacher. L’efficacité du rappel commence à se faire sentir. Je m’en réjouis très fort (et, je le pressens, prématurément), non seulement parce que c’est une nécessité pratique pour promener un chien aussi puissant, mais surtout parce que cela montre que le travail de ces derniers mois n’a pas été tout à fait vain, que même un néophyte en ce domaine peut y parvenir, et même avec un de ces chiens nordiques réputés pour leur désobéissance.

Ne tentons pas le diable et restons sur cette bonne impression : en ce jour de week-end il est possible que nous croisions d’autres promeneurs, il est probable aussi que ce demi-tour n’ait été que le fait du hasard, parce que Rimski n’avait pas encore vu la promeneuse, et je préfère le maintenir attaché.

Il paraît qu’il vaut mieux, avec un samoyède, changer sans cesse d’itinéraire pour éviter la routine d’un trajet trop connu. Or, cela fait la quatrième fois que je fais la même boucle, ce qui convient bien à mon tempérament obsessionnel. Je ne ressens pourtant pas plus de lassitude chez mon chien que je n’en éprouve moi-même. Les odeurs chaque fois sont différentes, toutes les sensations en vérité diffèrent d’un jour, d’une heure à l’autre – sans compter tous ces petits détours qu’on se permet, comme cette halte près des ruines, ou ce crochet sur la rive droite où la terre fraîchement retournée par les sangliers donne à Rimski l’occasion de se rouler et de creuser, comme aiment le faire tous ses congénères : j’en serai quitte pour le brosser encore au retour sans même attendre le soir.

Je ne crois pas avoir évoqué, dans mes soliloques canins, cette cérémonie du brossage quotidien, rendue indispensable par le long poil blanc du samoyède (j’ai déjà croisé des samoyèdes qu’on ne brossait guère, et j’avoue que je trouvais le spectacle un peu triste car la bête perd de sa superbe avec un pelage en dreadlocks). Les premiers mois, Rimski n’acceptait de se laisser brosser qu’en échange d’un ou plusieurs os qu’il rongeait frénétiquement pour faire passer ce mauvais moment, mais depuis une semaine tout a changé, pour peu que je le brosse avec délicatesse, en faisant de petits mouvements secs et précis avec le peigne métallique. Il semble y prendre du plaisir, ou bien s’être habitué, et l’os n’est plus nécessaire (la friandise finale du biscuit, si). J’aime ce moment de proximité et de partage qu’offre aussi le brossage. (Relisant ces notes vers la fin du mois, j’ajouterai qu’il ne faut pas non plus idéaliser, ni confondre trop vite un progrès et un acquis : Rimski, aujourd’hui, a refusé crânement de se laisser brosser ; il a fallu que je quitte la pièce en l’ignorant, puis que je parte jouer du sax, pour qu’il revienne spontanément se faire brosser – car la solitude et le dédain sont pour lui le pire châtiment ! Ce chien est sensible, désobéissant, destructeur, et même, il me faut bien l’avouer, un petit peu capricieux…)

Nous voici à la Passerelle du Moulin de Garnot, qui est un autre lieu de barbotage rituel (les Indiens ont le Gange, Rimski a le Gelon). Je le regarde comme chaque jour faire ses ablutions, assis sur la même pierre moussue qu’hier, avant-hier ou le mois dernier (combien de fois ai-je répété que j’aime ce qui se répète ?).

Fuite de l’eau, fuite du temps, d’un temps serein, d’un temps à l’abri des tensions, des tracas, des terreurs du monde – et je me dis, arrivé à la bifurcation du Faux, que même quand les grandes catastrophes qu’ont causées nos erreurs auront commencé à semer le chaos jusque dans nos pays protégés, rien ne changera ici – si ce n’est peut-être qu’il n’y aura plus personne pour maintenir l’ouverture du sentier que ne parcourront plus que les sangliers (ou les chevreuils, comme à la fin de la dernière et si touchante chanson post-apocalyptique de Thiéfaine, « Page noire »).

À propos de sangliers, ils se sont livrés cette nuit à de spectaculaires travaux de terrassement, retournant la terre sur des dizaines de mètres tout au long du sentier. On flaire leurs traces. J’en profite pour examiner au passage les restes des excréments laissés par Rimski ces dernières semaines, où l’on retrouve un aperçu consternant de son régime alimentaire parallèle : éponge, sac en plastique, Play-mobil, billes en verre (l’exemplaire des Mémoires d’Hadrien et le dernier Télérama ont été digérés), on croirait voir l’intérieur d’une tortue échouée… Il va falloir le surveiller de plus près si l’on veut éviter l’occlusion intestinale.

Rimski, cependant, tente de suivre une coulée de bête, et je le ramène à regret sur le sentier principal en me disant qu’il est un peu soumis aux mêmes contraintes qui furent et qui sont les miennes lorsque j’emprunte en voiture la route du travail, comme je l’ai raconté dans La route ordinaire.

Ne suis-je pas en train d’écrire avec lui une autre version de ce livre : livre de sentier, cette fois, mais pareillement traversé de sensations et de souvenirs ? L’idée m’en est venue avant même que la décision d’adopter ne soit vraiment prise : j’écrirai un livre qui parlerait de ce chien, de ce que c’est que vivre auprès d’un samoyède, un livre qui garderait trace du passage sur terre de Rimski, de toutes nos escapades – mais cette idée jette soudain un voile de tristesse sur le franchissement du troisième pont de la balade, parce que si c’est dans les pages d’un livre que nous marchons en ce moment, nous en sommes certes (et je m’en réjouis) au premier chapitre, mais l’espérance de vie assez courte de ce grand chien n’en laisse sans doute qu’une dizaine, guère plus, à vivre, à écrire et à lire, et les derniers chapitres seront des plus larmoyants (comme dans ce manga si poignant dans lequel Taniguchi raconte la fin de vie d’un chien choyé par ses maîtres, que j’avais lu naguère en Guyane en versant sur les pages et le pelage de ma brave Patawa l’averse tropicale d’un immense chagrin de deuil anticipé !).

Puisse la conscience du temps se traduire par quelque chose de plus intense et de plus grave que la tristesse : l’intensité tragique et heureuse de tout chemin.

Un houx tout brillant, que je n’avais pas remarqué les jours précédents, me tire de ma rêverie. C’est ici le lieu le plus paisible de la balade, le lieu du recueillement, lorsque le fracas du Gelon cède la place au murmure du Nant des Fruitiers, là-bas, en contrebas du ravin.

Puis on retrouve l’orée, le hameau de la Martinette. Un merle traverse en criant sous le museau du chien qui voudrait l’attraper (hier je l’ai surpris avec une musaraigne dans la gueule, une musaraigne bien vivante qui criait et que j’ai délivrée du gros chien-chat qui m’a curieusement laissé faire). On se réjouit fort de remonter cette petite route ensoleillée, entre les fermes et les noyers. On salue le facteur (on le saluera quatre fois de suite entre la Martinette, les Landaz et le Villard, la route de sa tournée croisant la nôtre), les poules en liberté, le pic épeiche, un voisin sympathique qui me prend pour un vacancier – ce que, de fait, je suis – puis on bavarde un moment avec Corinne, Marian, Jean-Marc, les amis du Villard…

 

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