Vigie, juillet 2021

 

Un concert à Chamonix

 

Juillet2021 14

 

Je suis dans la voiture avec Clément, bien en avance comme il se doit. Je me demande pourquoi je m’inflige le stress d’un tel déplacement alors que j’aurais pu rester à la maison à travailler (l’été file sans que je reprenne Le Livre de Madère, ce qui me désole). La tension du départ m’a empêché de faire quoi que ce soit d’autre que sortir Rimski sous la pluie battante pour refaire, assez vite, le Chemin des Chevaliers entre le Bourget et le Pontet : je n’ai même pas joué d’accordéon ni de sax, je suis resté comme paralysé. Bien sûr, j’aime beaucoup le disque de Laurent Bardainne, et la perspective du concert me fait plaisir, mais il y a une autre raison, plus symbolique, que j’entreprends d’expliquer à Clément.

« Est-ce que tu te rappelles du concert de Stéphane Belmondo à Aix en janvier 2017 ?

–  Non, pas du tout.

– Je t’y avais emmené pour t’aider à choisir ton instrument, car tu hésitais alors entre la trompette et le sax. Mais surtout, c’est à ce moment que j’ai compris que ta maman avait décidé de s’éloigner. Comme elle écoute la radio locale, elle était rentrée en m’annonçant joyeusement que le trompettiste Stéphane Belmondo donnait un concert au Casino d’Aix-les-Bains. J’avais aussitôt décrété qu’il fallait y aller avec toi, mais elle avait refusé avec une fermeté inhabituelle, parce qu’elle n’ « aimait pas le jazz » (ce qui est une bonne raison, même si je ne peux pas comprendre une chose pareille !). Par bravade, j’avais dit que j’irais seul avec toi, persuadé qu’elle finirait par céder. En ce temps-là, je ne conduisais que pour aller au travail, toujours sur la même route, et même aller jusqu’à Aix m’était difficile. Elle n’avait pas cédé. C’est ainsi que je m’étais retrouvé à conduire sur l’autoroute de nuit, avec la pluie, la grêle, le cauchemar des feux de voitures dans les yeux et toi à l’arrière. J’étais complètement paniqué par la route, mais aussi parce que j’avais compris que j’étais désormais seul. J’étais arrivé à Aix dans un état second, tremblant des pieds à la tête ; et puis, sitôt rentré dans la salle du Casino, tout s’était apaisé. Le concert avait été miraculeux, c’était comme passer directement de l’enfer au paradis – j’ai raconté tout cela, sous une forme romancée, dans un chapitre du Livre de Madère… Alors, te conduire aujourd’hui à Chamonix, c’est écrire un chapitre en écho à celui-ci. C’était l’hiver et c’est l’été. Conduire jusqu’à Aix me terrifiait, voici que je vais jusqu’à Chamonix en étant à peu près tranquille (même si c’est le GPS qui me guide et même si je me suis trompé trois fois à Albertville). Toi, tu joues désormais du sax, et suffisamment bien pour pouvoir repiquer les morceaux de Laurent Bardainne… Le temps qui passe apporte parfois de bonnes choses. »

Le voyage se déroule sans encombres (à part quelques erreurs, donc, à Albertville) et nous arrivons à Chamonix à 17 heures, comme prévu. Je me gare au parking du téléphérique de l’Aiguille du Midi, où il n’y a pas grand monde par rapport aux autres années, et nous traversons à pied la ville en slalomant entre les flâneurs plus ou moins masqués, les badauds, les familles. Images ensoleillées de terrasses pas bondées mais quand même occupées, images si fugaces qu’on n’a pas même le temps de penser au passé, à toutes ces fois où nous sommes venus à Chamonix avec Josette ou nos amis Michel et Daniel…

Devant l’entrée du parc il n’y a encore qu’une vingtaine de personnes, derrière lesquelles nous prenons place en nous glissant derrière les bannières publicitaires pour nous protéger du soleil ; dix minutes plus tard, la queue s’étend jusqu’à la place voisine. Le contrôle des passes sanitaires et des billets se déroule sans encombre, l’ambiance paisible rappelle le temps d’avant, et nous nous prenons place sur la pelouse du parc, près de la scène, à l’ombre des arbres. Je souhaite me mettre le plus près possible, comme toujours, car sinon il m’est plus difficile d’être dans la musique. Je sais à quel point j’ai tendance à rester extérieur.

J’envoie à Diego un petit message avec une image de la scène, « Laurent Bardainne dans 15 minutes » ; je reçois en retour une autre image de scène, avec les mêmes bannières, et les taches jaune et rouge de Clément et de son papa vus de derrière : je me retourne, et vois Diego, hilare, qui me fait signe, aux côtés d’Aude, de Simon et de Capucine. Nous allons les rejoindre un moment, mais nous ne restons pas avec eux car ils sont trop loin de la scène à mon goût.

Quand le concert commence je suis happé. Le son est puissant, plus pop-rock que jazz, les mélodies familières du disque sonnent avec plus d’éclats, entrecoupées de solos efficaces (le batteur et le percussionniste s’en donnent à cœur joie). Je ressens un moment de très grand contentement. Cela faisait si longtemps que nous n’avions pas vécu de concert ! Malheureusement, il y a près de nous un groupe de fêtards à l’allure hippie qui parle fort, en anglais, en faisant tourner les bières, certains dos à la scène. Je sais bien que nous ne sommes pas à un concert classique, mais cela me décentre, me déconcentre, je ne peux pas, moi, à la fois être dans la musique et bavarder, ni supporter stoïquement les paroles parasite. Clément et moi profitons de la première occasion pour filer sur la droite. C’est mieux, mais je suis sorti du concert et il me faut y retourner.

Je crois que je suis sur le point d’y parvenir, quand c’est, cette fois, un photographe qui m’interpelle pour me demander si cela ne me dérange pas de me pousser pour qu’il ait plus de recul. Ce qui me dérange, c’est qu’il me sort du morceau pour cela… Je me déplace encore. Puis ce sont les bavardages d’autres spectateurs plus âgés qui me gênent encore et me font de nouveau changer de place.

À partir de ce moment-là, je ressens certes du plaisir, car le groupe est bon, la musique très évidente, mais je n’atteins pas cet emportement, cet oubli, cet agrandissement, cette transe que je recherche avant tout dans la musique. Aude et Diego viennent nous rejoindre. Le concert s’achève sur « Bachibouzouk », l’un des morceaux que Clément et moi jouons, sous les acclamations du public qui a fini par se lever. Je crie « bravo », moi aussi, mais il y a quelque chose de voilé en moi. Ce n’est pas le concert, qui était raté – c’est le spectateur qui n’a pas réussi à être pleinement dans le spectacle et qui, donc, a failli.

Nous quittons rapidement les lieux et faisons la route de retour en écoutant Thiéfaine, moi repris par des souvenirs d’adolescence qui réveillent une nostalgie toujours à vif, et cette immense perplexité devant le temps écoulé. J’ai hâte de retrouver Rimski, qui doit se languir de l’incompréhensible absence de son maître (j’ai depuis longtemps oublié que je n’étais pas censé l’être).

Juste avant la maison, trois jeunes martres (à moins que ce ne soit des belettes) surprises par les feux de la voiture, font une sorte de danse sur le parapet. Nous les regardons un moment. C’est cette image animale que je garde en tête au moment de m’endormir.

 

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