Vigie, novembre 2022

 

 

« Prendre des notes, vite… »

 

 

Un vol de moineaux traverse en piaillant le ciel de neige où flotte le reflet d’un soleil pâlot, presque lunaire, tout près de disparaître. Le couvreur sur le toit s’arrête un instant pour les regarder, puis regarde au loin la masse très sombre des épicéas, les derniers feux des mélèzes, le blanc mat strié de noir de la neige. Elle approche. Elle descend. Est-ce qu’il pourra travailler demain ? Il revient à sa tâche et crie à un autre, en bas de l’échafaudage, de se hâter. Je m’éloigne en me hâtant moi-même, emporté par mon chien hivernal.

« Hivernal », me dis-je, c’est un nom qui aurait pu lui aller. Je l’ai nommé Rimski parce que c’était l’année des « r », que c’est un chien russe et que j’étais alors encore très obsédé par la musique. Je m’en éloigne maintenant un peu, de la musique. Je ne jouerai plus avec Clément au sein de l’harmonie, décidément je n’aime pas les groupes. D’autres travaux m’attendent, toute une maison de mots à construire et à habiter – c’est en tout cas l’image qui me vient sur le moment, en quittant le village, à cause du toit en réfection, mais à dire vrai je ne vois pas mon « œuvre » (mon ouvrage, cet ensemble de livres dont certains sont terminés et publiés, d’autres en cours de publication ou en chantier, d’autres encore en projet) comme une maison, mais plutôt comme un espace à explorer, une terre d’accueil, un cirque en montagne où résonnent les appels des bêtes, un poste de guet en mouvement…

J’ai fini cette nuit la lecture d’un livre que j’ai trouvé parfait. C’est un bel objet sophistiqué, à l’intérieur duquel toutes sortes de miroirs se renvoient leurs reflets jusqu’au vertige. On est, en le lisant, dans la tête d’un poète-romancier, qui laisse résonner de chapitre en chapitre les voix des personnages et du lieu. J’ai admiré ce livre, mais il n’est pas pour moi, pas de mon sang, pas de ma race, pas de mes traces. Trop cérébral. Trop maîtrisé. Le réel reste dehors, je ne sais pas. Ce personnage de Paul, l’enfant écrivain (j’ai choisi également ce prénom monosyllabique pour mon roman de Madère), qui parcourt seul les polders (Paul, polders), quelque part aux Pays-Bas, j’aurais voulu sentir bien davantage ses sensations, voir à travers ses yeux plus de bêtes, moins de gens, et puis entendre plus amplement, de façon moins contournée, l’individu planqué derrière le dispositif romanesque. Ce beau livre, lu vite avec plaisir, est un livre-maison dont les fenêtres parfois ouvertes donnent sur la mer, mais ne permettent pas de sortir, de la rejoindre enfin, la mer (ne le permettent pas en tout cas au lecteur que je suis). Dans mes livres, dans tous ces projets de livres qui plus que jamais se bousculent dans ma tête à mesure que je dévale le chemin boueux, je veux des trouées, des sensations d’espace, et que surtout se mêlent à ma langue humaine, autrement que par des personnifications qui ramènent tout à l’humain et auxquelles je préfèrerais des « naturifications », la langue des feuilles, des torrents, des oiseaux, de la neige.

Le torrent m’interrompt, qui gronde ici très fort. L’hiver du ciel se densifie, la forêt se rétracte. Des hommes coupent du bois et leur cognée répète : « il faut se dépêcher ». Mon chien alors escalade le talus, et se met à aboyer furieusement on dirait après le grand ciel blanc, puis redescend en ramenant avec lui une forte odeur de feuilles. Une brise froide siffle imperceptiblement sur le grand champ encore vert cerné par les montagnes.

Je hâte encore le pas. Au retour je lis Roman de gares de Jean-Pierre Rochat. Je connais ce poète-paysan suisse dont la voix amicale aussitôt me parle, balayant sans vergogne les préciosités et les sophistications un peu vaines :

« Prendre des notes, vite, mes yeux prenez des notes ; la mort est là, omniprésente, elle me guette au coin d’une page, elle aurait vite fait de coincer un bâton en os dans les rayons de ma roue de vélo, je fais semblant de rien… »

21/11/22

 

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