Vigie, novembre 2022

 

Balade à trois sous la pluie

 

 

Jour de gris singulier, de vraie grisaille absolument conforme à ce qu’on s’imagine de novembre, jour éteint et atone donc, sans contraste ni couleurs, juste froid et trempé. D’énormes masses de nuages défilent au ralenti le long de Belledonne, nous prenant en tenaille. Je pars néanmoins sous la pluie, un peu replié, songeant. Parmi toutes les stratégies mises en place au fil des ans pour m’arracher à mes livres et me remettre en contact avec la réalité de façon censément plus directe, le compagnonnage avec mon Samoyède reste décidément la plus implacable : je l’adore, je veux qu’il soit heureux, la question de sortir ou de ne pas sortir ne se pose donc pas, je n’ai pas le choix, je mets mon chapeau et je pars.

Je descends par le sentier du serpent, ainsi nommé depuis que j’y ai croisé une couleuvre. Le temps cascade de plus belle. L’acteur qui jouait les ados, joue maintenant le rôle du grand frère, bientôt celui du père, un jour celui du vieillard. Au retour du travail je retrouve mon grand, qui est toujours à la maison désormais — mais c’est sans doute la dernière année, ce sont les derniers mois —, qui se réjouit de mon retour, qui cuisine, met la table, s’occupe de ses affaires et parfois raisonne en adulte. Tout à l’heure il s’est lancé dans un grand moment d’éducation canine, bien décidé à obliger Rimski à se coucher sur commande. Le chien, parce qu’il voulait le biscuit, l’a écouté avec sympathie, mais il a estimé qu’il était absurde de se coucher pour manger et s’est contenté de s’asseoir. Je garde déjà en mémoire cette scène comme un moment heureux, je la savoure mentalement en dévalant le sentier du serpent…

J’avais d’abord en tête l’idée de réfléchir une fois encore aux rapports parfois conflictuels qu’entretiennent la littérature et la vie, mais c’était sans compter sur l’inattendu de la rencontre qui chamboule tout : un jeune bâtard de Border Collie en effet nous attend au carrefour et se met à jouer avec Rimski. Il est seul, tout mouillé, mais ne pense qu’à jouer. Je laisse les cabots se courir après un moment, le petit montant sans vergogne sur mon gros qui, trop heureux d’avoir un compagnon canin, ne proteste qu’à peine ; et c’est ainsi que me voici pour la première fois occupé à promener deux chiens, Rimski en longe et l’autre gambadant près de lui.

La tonalité de la balade s’en trouve bien évidemment modifiée, on en oublie l’eau qui ruisselle sur les mains rougies, les inquiétudes du moment, l’attente de la neige, ce nouvel arbre abattu sur le sentier avant la passerelle, pour ne plus considérer que le spectacle cocasse des cabots en vadrouille. J’ai déjà failli plusieurs fois avoir un deuxième chien, Akita inu, Malamute ou Finnois de Laponie, mais c’est la première fois que cette rêverie devient réalité. Ce jeune berger imite en tout Rimski, levant la patte en même temps que lui, partant en quête du chevreuil qui n’intéresse pourtant que Rimski, calquant sa foulée rapide de chien en liberté sur celle du chien en laisse. Seul avec Rimski, je n’aurais pu manquer d’avoir le cœur un peu serré en regardant l’eau sombre de l’écluse au fond de la combe et la pluie de plus en plus lourde qui fouette les feuilles. Le nombre permet de gagner en légèreté ce qu’on perd en gravité. Il est difficile de se lancer dans des songeries profondes et graves en compagnie de ces deux clowns qui ne pensent qu’à jouer, le petit parfois se cachant dans un buisson pour sauter sur le gros tout comme le faisaient mes enfants quand ils étaient encore des enfants.

Ainsi on marche à trois le cœur léger, une vraie farandole, malgré la pluie froide du temps.

25/11/22

 

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