Art & sensations
Les géraniums sauvages d’un joli violet pâle, le liondent d’automne jaune vif et le trèfle tardif s’épanouissent au soleil retrouvé, cependant que nos ombres redescendent vers l’ombre, s’y fondent, puis au hasard d’un virage ou d’une trouée dans les sapins réapparaissent timidement.
Hier soir je lisais un livre de Gustave Roud dans lequel l’auteur dialogue avec son reflet dans un train, comme je l’ai fait moi-même dans mon livre ferroviaire (si je l’avais lu avant je l’aurais volontiers cité), puis avec son ombre. C’était brillant, plaisant et signifiant, car écrire c’est toujours plus ou moins dialoguer pour de faux ou de vrai avec la chimère de ce qu’on fut, de ce qu’on sera, de ce qu’on rêve d’être, de faire ainsi avec toutes ces projections auxquelles l’écriture donne forme mais qui n’en restent pas moins aussi évanescentes qu’un reflet ou une ombre.
Pour autant, je n’ai pas envie aujourd’hui de me lancer dans ce genre de jeu littéraire. Je n’ai pas envie de symboles, de figures, encore moins de généralités métaphysiques ouvrant sur je ne sais quel mystère, mais seulement de sentir le chemin souple et sombre sous mes bottes, l’air froid, le souffle du torrent. À l’effort des idées et aux éclats de l’art je préfère le laisser-aller des émotions, et aux émotions elles-mêmes je préfère les sensations.
Juste après le petit pont voici que réapparaît le soleil de face qui fait luire non seulement le pelage du chien blanc aux aguets mais toutes les feuilles des ronces, comme si un peintre les avait une à une recouvertes d’argent. Monte en même temps une forte odeur d’humus, de terre et de feuilles un peu fumée, absolument exquise. Plus loin l’allée des saules est très belle aussi, où je regarde en plissant les paupières Rimski auréolé de lumière. Ici je ne réfléchis plus, je n’écris plus (je le fais au retour) : je savoure. Je suis ému.
Vivre au présent de telles sensations me plaît, bien entendu ; en garder traces dans ces pages et plus tard les relire (ou en lire d’autres comparables sous la plume d’un confrère plus habile) me plaît tout autant. Si j’en juge par les livres qui sont massivement lus et loués, ce n’est pourtant pas en priorité ce que recherchent les lecteurs. Ils veulent, semble-t-il, qu’on leur raconte des histoires, et les plus lettrés d’entre eux ont soif d’abstraction, de généralisations qui donnent sens à leurs propres expériences ainsi transcendés. L’esthète savoure l’art du poète, capable de transmuter la réalité ordinaire en œuvre d’art. Moi, je me sens bête : pareil à l’enfant de dix ans qui naguère, lisant toutes sortes de poèmes sur la montagne, s’était exclamé face à celui de Kenneth White qu’enfin il pouvait la sentir et la voir, la montagne, j’ai surtout soif de sensations.
Il ne faut pas tellement d’habileté pour prendre en notes des sensations. Il n’est pas non plus nécessaire d’avoir une grande capacité d’abstraction. C’est sans grand mérite, et peut-être sans attrait pour nombre de lecteurs (j’en ai connus que rebutait le dépouillement du haïku). Mais pour ma part, cet ancrage de l’art dans des sensations apparemment simples m’est infiniment précieux, parce qu’il me permet de relier par un fil discret le passé et le présent, conférant à l’image non une dimension symbolique ou générale mais le pouvoir, à partir d’un détail particulier de ce chemin-ci à ce moment-là, de rouvrir des sentiers oubliés.
À la réflexion (puisque je me suis laissé dériver une fois encore jusque dans ces parages), je sais pourquoi m’ont tant touché tout à l’heure ces images de l’ombre noyant nos ombres puis de la lumière faisant briller les feuilles et le pelage du chien. Ce sont des sensations d’hiver, que je n’avais pas ressenties depuis l’hiver dernier et qui m’ont ramené insidieusement à un autre moment vécu il y a cinq ou dix ans, sur un autre sentier, par un beau jour pareillement ensoleillé et froid.
Voilà le langage qui vraiment me touche, que je trouve épars dans certains films asiatiques ou russes le plus souvent, dans certains livres japonais ou suisses, dans certains textes souvent écrits à partir de dérives ou de promenades. D’aucuns ne jurent que par les histoires qui distraient ou les vers qui en imposent, moi je rêve d’une écriture baladine qui ne serait que sensations.
07/11/22