Vigie, novembre 2022

 

Ballade en gris

 

 

Les petites lumières soufflées d’hier ne se sont pas rallumées, et l’on continue la marche dans le gris. Ce n’est pas triste, ce n’est pas monotone, ce n’est le symbole de rien, c’est juste gris. Ce qui, par contre, n’est pas « juste », c’est ma façon de dire « le gris », alors qu’il faut évidemment parler « des gris », puisque comme souvent cela va du gris-noir au-dessus de Belledonne au gris-blanc percé d’une dernière trouée de soleil fragile du côté de la Chartreuse.

On marche donc dans les gris, pas aigri, pas si inquiet malgré l’étrille de quelques-unes de ces anicroches du quotidien qu’il n’est pas utile de mentionner ici. À mesure qu’on descend vers La Martinette, où le voisin amicalement a commencé à couper la haie de thuyas qui obstruait le paysage, la bruine se met à grésiller sur les feuilles. Je tente en vain de la photographier : le médiocre appareil que je glisse dans ma poche pour mes balades quotidiennes n’est bon qu’à fixer les beautés évidentes du vert vif, du jaune et de l’orange. Je laisse au lecteur le soin de s’inventer sa propre image à partir de ces mots : «  bruine et gris », « gruine et bruit », rien que des sons qui grésillent…

Même à cette heure, et quels que soient d’ailleurs l’heure et le temps, Philippe et son père sont au travail, l’un au tracteur, l’autre à la tronçonneuse. Rimski, pris d’une frénésie, tire la longe et m’impose une marche rapide qui se transforme en course. C’est peut-être l’hiver qui lui donne une telle envie de courir et de tirer, ravivant son instinct de Nordique, ou bien l’ennui d’une journée passée à dormir à mes pieds pendant que je travaillais au bureau.

Je le laisse cavaler et cavale derrière lui, aiguillonné pour ma part par une autre envie : celle d’ouvrir au retour la boîte aux lettres où m’attend le cadeau d’un livre. En ce moment je lis beaucoup (comme je n’en ai pas le temps je rogne sur les heures de sommeil ce qui rend mes journées un peu plus fébriles encore que d’ordinaire), parce que, ne pensant pas recevoir aussi rapidement une réponse positive d’un des éditeurs que j’avais sollicités, j’avais commandé tous les ouvrages qui me semblaient susceptibles de me parler dans les différents catalogues, et parce que ces lectures viennent nourrir mes réflexions autour de mon Livre de Madère à venir en questionnant mes attentes et mes envies (si le plaisir et l’admiration sont souvent au rendez-vous, il est rare que je lise un livre qui vraiment me corresponde, un livre dont je sens que l’auteur est comme un frère ou un ami). Ainsi le facteur m’apporte-t-il presque chaque jour un nouveau paquet que je m’empresse d’ouvrir, car c’est chaque fois la promesse d’une possible rencontre, d’un éblouissement imprévu, qui sait ? En rentrant je m’installerai sur le fauteuil devant le radiateur avec Rimski à mes pieds et la chatte sur les genoux, et je lirai jusqu’au retour d’Élodie pendant que le ciel gris à la fenêtre achèvera de s’obscurcir. Dans l’hiver du monde, les livres ne sont peut-être là que pour clamer la persistance de la lumière…

En attendant, c’est encore le temps de l’abade avec mon chien qui court dans le sous-bois en narguant la nuit. Voici qu’il m’emmène à l’aventure sur la rive du torrent qui déborde, faisant dévier le trajet de la marche et du texte. L’idée que je suivais, le projet que je commençais à élaborer autour de cette histoire de gris (premier mouvement) et de livres (deuxième mouvement), glissent dans la descente et se perdent complètement dans la remontée jusqu’au sentier où trois quads foncent, phares allumés, me forçant à faire un bond de côté dans les broussailles. Je remonte à couvert jusqu’à la petite route de La Provenchère, où cette fois déboule une voiture qui dérape dans le virage et frôle de peu l’accident, mais qu’est-ce qui se passe aujourd’hui dans ce coin si paisible ? – Odeur de pneus brûlés, traces périlleuses en travers de la route, le troisième mouvement de ma ballade en gris ainsi s’achève d’une façon tout à fait imprévue : cet imprévu de la vie, qui manque tant à la plupart des romans…

18/11/22

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