Vigie, novembre 2022

 

La folie dans la neige

 

 

« La folie, je veux dire : ces accès de poèmes… » (Vasca)

 

Il est la plupart du temps excessif d’associer l’écriture, qui suppose une certaine maîtrise des choses, de la parole et de soi, avec la folie. Quand on écrit, quand on peint, on n’est pas fou ni drogué – ou bien on n’écrit plus que « par des traits », comme Michaux, les mots ne revenant qu’après coup. Il y a bien sûr des cas limites où l’écriture accompagne de près la folie parce qu’en un même être se côtoient un écrivain et un fou, mais cette « folie » d’écrire alors sauve au moins pour un temps de la folie, la vraie, celle qui vous cloue le bec sur un lit d’hôpital — « la folie m’a toujours sauvé, elle m’a empêché d’être fou », chantait Thiéfaine juste avant de sombrer pour de bon. L’écriture, même « folle », est recréation et mise à distance. Tout le monde est gagnant : l’individu dont la santé mentale était en péril, l’écrivain qui risquait de ne plus pouvoir écrire, et la littérature qui y gagne parfois des chefs-d’œuvre atypiques.

Dans les trois jours de déambulation hallucinée que Jacques Besse, vrai poète et fou authentique (il a passé les quinze dernières années de sa vie interné) raconte dans La Grande Pâque, les délires de l’affamé qui dérive dans la ville permettent ainsi l’émergence d’une langue à part, fascinante à lire comme peuvent l’être les meilleures pages d’Artaud, une langue pleine de fulgurances inattendues devant laquelle la langue classique d’un Maupassant confronté au « Horla » paraît bien trop sage ; mais ce n’est pas le fou qui écrit, c’est le poète qui s’appuie sur son fou et recrée verbalement l’expérience.

Ces œuvres-là me parlent, me fascinent, m’inquiètent. Il y a, chez Augiéras, Jacques Besse, Herzog ou Francis Bérezné que je relisais cette nuit, des accents singuliers qui résonnent et s’accordent avec mes propres voix folles. Moi je ne suis pas fou, mais j’héberge sagement en moi un fou que j’ai laissé échapper quelquefois et qui est susceptible à tout moment de reprendre les clés de ma maison et de m’en expulser. J’ai connu naguère quelques vraies crises que je préférerais ne pas revivre, si possible. Elles n’ont pas été des sources d’inspiration, contrairement à l’observation de la nature (j’ai brûlé tous les carnets écrits dans cette période d’égarement où je poursuivais les nuages la nuit dans les rues de Lyon, lévitais au-dessus des immeubles ou conversais avec les daims…) ; on en trouve quelques traces, ici et là, entre deux ellipses. Dans des moments où je me suis senti particulièrement menacé, écrire indubitablement m’a sauvé la mise (c’est évident avec le Journal d’une plante carnivore, que je suis tenté de reprendre en en explicitant le contexte). Cette écriture un peu de surface, assez pudique et raisonnable quand même (y compris dans ce Journal que j’écrivais à partir des gravures de Jérôme), m’empêchait de couler.

 

Il me semble néanmoins que l’écriture dans cette affaire joue un rôle plus ambigu que celui de simple garde-fou. Si elle est parapet, elle peut être aussi elle-même un abîme, l’un ne va pas sans l’autre – un poison qui guérit ou qui tue, ça dépend de la dose.

« Ma folie, je veux dire, ces accès de poèmes… »

J’ai souvent eu la prescience, que, malgré ce que j’en disais, l’écriture elle-même m’était folie, que toutes mes stratégies pour retarder le moment d’écrire, pour ne pas devenir l’écrivain que je savais être, était une façon de ne pas basculer.

Qu’est-ce que ça veut dire, concrètement, basculer ? Je m’explique.

On croit que je marche, mais je ne marche pas. J’écris un poème avec mes pieds. On croit que j’écoute, que je suis là, mais je n’écoute qu’à moitié, mon autre moitié écrit un poème dans ma tête et filtre les paroles pour retenir celles qui pourront servir. On croit que je fais des travaux, enfermé au sous-sol de la maison d’Élodie, mais je me saoule de souvenirs en écoutant Annkrist et déplace des phrases en même temps que les plaques de placoplâtre. On croit que je promène mon chien blanc fou de neige dans la neige (c’est ce que je fais en ce moment sur le chemin du Petit Cucheron que recouvre une couche de neige fraîche), mais je rumine un texte qui parle des rapports entre l’écriture et la folie. On croit que je savoure, que je me détends, et c’est vrai qu’il y a en moi aussi un hédoniste capable de faire ça, mais je suis en train de prendre en notes mentalement quelques idées nouvelles à insérer dans le deuxième chapitre du Livre de Madère, qui est chapitre de folie.

Je suppose que quiconque est hanté par une idée fixe agit de même, il n’y a pas là de quoi me faire interner tout de suite ; et pourtant, c’est ce genre de dédoublement, d’envahissement, de colonisation, de prise de possession de la vie par l’écriture qui a entraîné mon premier séjour à l’hôpital, j’y reviendrai indirectement dans Madère, à une époque où il m’est arrivé de me prendre pour une machine à écrire détraquée.

Il y a quelque part dans mon crâne ou mon ventre des livres qui exigent d’être écrits et qui, pour obtenir ce qu’ils veulent, me guident patiemment comme un parasite guide son hôte selon ses besoins propres (ou comme un symbiote dialogue avec son Trill…). Depuis que je sais que mon petit livre ferroviaire sera publié par La Chambre d’échos (qui a hébergé, ce n’est pas un hasard, quelques fous remarquables), ça piaffe pas mal dans les boxes de ma verbeuse manie, pire que Rimski sentant la neige. Je ne pense qu’à ça : écrire, tout le reste s’efface ou s’y ramène. Bientôt je sens que mes chiens seront lâchés et que je ne ferai plus que ça, écrire. Ce sera un hiver triomphant, avec de beaux champs blancs où écrire. Dans les montées on virera la ponctuation on ira à grands pas en criant en s’exclamant en chantant en sautant à pied joint pour écrire. Les projets se bousculent dans ma tête, c’est en soi une joie, enfant je pouvais endurer l’impatience de ne pas pouvoir encore écrire comme je l’aurais voulu parce que ma voix n’était pas encore prête, mais l’idée de ne pas avoir en tête une idée de livre m’était insupportable.

Ainsi aujourd’hui, piétinant sur les traces de Rimski, je promène mes idées d’écriture. Dans ce paysage de novembre qui n’est encore qu’à moitié recouvert par la neige, l’hiver est un livre en devenir, à paraître en décembre. Les oiseaux ne chantent presque pas (à peine de temps à autre les trilles suraigus d’un roitelet), le brouillard étouffe tout écho, le crissement de la neige a remplacé le froufrou des feuilles, et tout ça tombe bien : il faut un grand silence pour accueillir toute parole, pour écrire. La poudre blanche déposée sur les mousses et les aiguilles des conifères ne l’a été que pour servir de modèle au poète désireux de faire à son tour quelque chose de beau. On trouve encore parmi les feuilles, quand on gratte un peu, quelques grosses trompettes d’un noir d’encre : ce sont les trompettes de la renommée qui attendent que l’écrivain ait fini son livre pour sonner. (On trouve aussi d’anciens étrons qui ravissent Rimski et dont il vaut mieux ne pas trop chercher à décrypter le message.) Et si lamentablement je me casse la figure dans la pente glissante eh bien ! cela fera pour le texte du jour et la rubrique du mois, une excellente chute.

29/11/22

 

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