Vigie, janvier 2023

 

Pour aiguiser « les sentiments d’analyse »

 

 

Ciel de neige sur la vallée qui se contracte à nouveau comme un reptile en hiver. Je marche, tendu et détendu tout autant, je marche dans la vie avec cette distance salutaire qui me permet d’appréhender de façon relativement sereine ces tensions sur lesquelles je reviens sans cesse, qui ne sont pas symboliques, littéraires et encore moins fictives, mais dont la dimension pathologique ne fait aucun doute.

Ce lundi matin, les élèves n’arrivent pas et les minutes tombent, de plus en plus froides, petite bruine qui se transforme en grêle. Je me glace, je me crispe. Au bout de sept terribles minutes décomposées en secondes qui me décomposent, ils arrivent enfin : c’est une collègue qui les a lâchés en retard et n’a pas daigné m’en avertir. Je sais que c’est une situation de crise potentielle, je sais en fait que la crise a déjà commencé parce que je vois mes mains qui tremblent, parce que je ne réponds pas aux élèves qui très poliment me disent bonjour, parce que tout mon être s’est replié dans une sorte de grand refroidissement pathétique. Je finis par prendre la parole pour redire à quel point ces retards me pèsent, que cela fait partie de mes troubles et que je sais devoir travailler avec cela. Je parviens à maîtriser mes paroles, ces tremblements qui sont tremblements de fureur, il y a de la lave sous ma glace et en d’autres temps j’aurais explosé, je retrouve peu à peu ma voix et me libère à mesure qu’on avance dans le cours sur le texte de Proust et le sonnet de Louise Labé…

Au retour en voiture je redoute le passage par Arvillard, parce que c’est l’heure de sortie des enfants de l’école et que ce spectacle me remplit de tristesse. Je roule prudemment, craignant toujours un écart, quand soudain la vision d’un tout petit avec une grosse marque violacée sur le front me fait fondre en larmes irrépressiblement, deux heures plus tard en racontant cela je pleure encore mécaniquement, secoué de l’intérieur par une douleur qui me cisaille le ventre de haut en bas, je sens très bien cela. Je suis ce pauvre type qui pleure au volant sans trop comprendre pourquoi, mais je suis aussi cet autre en lui qui voit la scène à distance, qui analyse et qui lui dit : « Ce petit garçon a remis en mémoire l’image de ton petit à toi, de Clément quand il avait six ans, en Normandie, et qu’il était tombé en se faisant si mal. Pour la première fois il avait été séparé de son frère, que Nathalie et toi aviez laissé à l’école des Roches pour un stage musical aux Petites Mains Symphoniques (c’était le temps où l’on s’émerveillait de son don supposé pour l’accordéon), et cette séparation qu’il avait d’abord fait mine de prendre à la légère l’avait finalement fait pleurer. Si mon souvenir est exact, vous l’aviez amené jouer dans un parc pour le consoler, et c’est à ce moment-là qu’il était tombé très violemment sur le front alors qu’il marchait sur des rondins (vous ne saviez pas alors à quel point il deviendrait pathologiquement maladroit). C’est la souffrance de l’enfant au front meurtri et celles de la séparation vécue depuis, et plus largement du temps passé, qui sont revenues à l’improviste, en un mécanisme bien connu… »

L’écriture, merci à elle, m’a donné cette capacité à me mettre à distance de moi-même pour comprendre, et plus tard la pratique de la méditation et ce que j’ai appris sur l’immense besoin de permanence des autistes m’ont aidé à y voir plus clair, à faire avec ces effondrements quotidiens qui restent pour la plupart invisibles mais n’en sont pas moins épuisants car on n’en sort pas sans efforts. Je pense que la littérature en général et la poésie en particulier aident à relier les petits riens du quotidien à des ensembles plus vastes, faculté sans laquelle il est plus difficile de cheminer sans s’égarer ou se casser la figure.

« Comprendre et savoir bien sûr ne fait pas tout », dis-je toutefois en me relevant après que Rimski a eu l’excellente idée de partir en flèche à la poursuite d’un chevreuil dans une descente particulièrement boueuse où il m’est arrivé plusieurs fois la même chose et pour la même raison ; « mais cela évite au moins que la violence impulsive de la réaction qui s’ensuit (comme crier – modérément – après le chien, ou frapper du poing la racine sur laquelle on vient de déraper, ainsi que l’avait fait Clément tout petit lors d’une autre chute à Ferney) se trouve justifiée et amplifiée par le défaut d’analyse qui nous fait croire qu’on a raison d’être en colère et transforme dès lors un incident mineur en un drame. »

Je demeure soumis aux aléas d’émotions excessives, comme on est de toute façon soumis à ce qui nous dépasse, au temps, aux accidents ; mais je conserve dieu merci ma part de liberté et de lucidité.

Nous voici cependant revenus à La Martinette pour la montée finale. Il ne pleut plus, le gris a blanchi et un pigeon roucoule quelque part dans les crêtes. J’enlève ma lourde casquette de chasse pour saluer la montagne et sentir le vent sur mon front. Un pic épeiche pose en voltigeant sa silhouette gracile sur le tronc nu d’un châtaignier. On remonte sur l’herbe souple et trempée à travers le grand champ que traversent en criant les grives et les geais. Cette vision bien réelle et présente des grands troncs blancs des bouleaux sur fond de ciel neigeux agrandit la vallée dans mon crâne. On revient en trottant sur la route luisante. J’analyse et je comprends beaucoup, mais je ne comprends pas pourquoi de tels moments me semblent relever de la félicité absolue, pas plus que je ne comprends la beauté de l’averse de neige qui survient à l’instant où, rentré à la maison, je m’installe au bureau pour écrire ces lignes.

09/01/23

 

Ce contenu a été publié dans 2023. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.