L’attelage de l’aube
On marche dans la neige et la nuit parmi les cristaux scintillants. Rimski, comme envoûté par un sortilège bien plus ancien que lui, m’impose le trottinement qui convient à sa nature de chien de traîneau, et nous voici dévalant le chemin dont on ne voit que le cercle blanc illuminé par la frontale, à l’intérieur duquel dérivent des volutes de vapeur. Un quidam qui me verrait passer ainsi (mais à cette heure il n’y a personne) se dirait avec raison que je ne maîtrise pas mon chien, et comme lui-même ne se maîtrise pas, aiguillonné par son instinct et saturé de stimuli auxquels il ne peut que répondre en forçant encore l’allure, la question se pose de savoir qui mène cet étrange attelage.
Pas un homme, assurément, ni un chien, mais une nécessité qui nous dépasse et qui devient frénésie lorsque traverse un chevreuil ou une biche. Il me faut m’arcbouter dans la neige en fléchissant les genoux et en tenant la laisse à deux mains pour résister. Le choc est chaque fois si rude pour les articulations déjà fragilisées des coudes et des genoux, que je me demande combien de temps je pourrais en encaisser de pareils. Rimski, lui, ne se pose aucune question et fonce dans la nuit, laissant les maisons encore endormies derrière nous.
On s’enfonce dans la nuit du sous-bois sur un tapis crépitant de neige givrée et de feuilles. En contrebas la lampe toujours allumée du barrage éclaire les eaux sombres bordées de blanc. L’écume de la cascade brille dans la pénombre. Dans la montée où tout s’éclaircit peu à peu je me laisse tracter, me laisse aller, me laisse bercer par le froid. Ce tableau des grands arbres figés dans les premières lueurs de l’aube me fige moi-même, et notre course s’arrête. Plus de vapeur dans l’air glacé. Plus de paroles dans la tête, et plus que cette image des grands arbres enneigés.
Fracas du torrent, rares trilles et long silence approbateur.
21/01/23