Vigie, janvier 2023

 

Il fait grand froid

 


Il fait grand froid – oh, pas les moins vingt degrés qu’on pouvait observer naguère dans nos montagnes à cette époque de l’année, mais un bon moins huit qui persiste malgré le soleil palot de l’après-midi et force à mettre des moufles en plus de la casquette fourrée. Rimski, attaché à ma taille avec la longe élastique, trottine en me tractant, les bâtons qui doublent mes jambes humaines m’assurant une stabilité de quadrupède.

Dérive paisible dans la poudreuse. Extrême vigilance du Nordique obsédé par les bêtes, de son maître transformé en musher sans traîneau : ainsi on avance dans le paysage simplifié, noir et blanc, enchaînés l’un à l’autre.

 

Le froid ne m’arrache pas à mes pensées, il les brasse, les bouscule, les remet en mouvement.

 

J’ai en tête des images du livre de Madère, auquel j’ai travaillé un peu ces jours-ci, y retombant comme dans un puits (« je ne suis pas là, je ne suis pas là », ai-je répété – puis, désignant l’écran : « je suis là-dedans »).

J’ai en tête des images souterraines, car j’ai tenté sans bonheur de reprendre mon livre des grottes qui n’est pas bon, qui m’a désespéré, et plus encore lorsque j’ai lu, par curiosité, pour me distraire, pour voir si l’ensemble du livre serait à la hauteur du fragment que j’en connaissais, La petite Chartreuse de Pierre Péju.

J’ai en tête les images de ce roman. Il est rare qu’un récit maintienne de bout en bout une telle précision dans les détails et les sensations ; rare aussi que je puisse apprécier le travail de l’auteur sans que revienne le jugement fatal : « Quel habile faiseur ! », sans doute parce que l’hommage à la littérature et la présence discrète de l’écrivain derrière son narrateur en font ressentir la nécessité. Cela s’achève tragiquement par un incendie sans flammes, un suicide, tout cela rassemblé dans le titre final de « l’oubli des livres ». Prends-en de la graine pour « Madère », qui doit finir aussi dans les flammes, me suis-je dit.

 

Il est temps cependant de les oublier un peu, les livres, car le chemin est superbe autant que dangereux, avec toutes ces méduses luisantes que façonne la glace sur les rochers comme ces objets de verre fragiles et dérisoires que fabriquent les souffleurs pour impressionner les touristes.

Deux troncs affaissés marquent au-dessus du sentier, face au ciel éclatant, et dans une symétrie remarquable, une grande croix qui semble proclamer qu’on ne passe pas, qu’on ne s’envole pas, qu’il y a là une frontière infranchissable – que l’on franchit, bien sûr.

Déjà, dans cette partie plus ensoleillée de la forêt, la glace commence à fondre, l’hiver n’est pas si rude ; mais plus loin le ruissellement a regelé, transformant la descente en une patinoire sur laquelle on ne peut pas marcher sans crampons. Je fais un détour au milieu des ronces et des arbustes enneigés qui me transforme en bonhomme de neige.

Longuement je contemple le torrent qui bouillonne entre les stalactites. Ce n’est pas un moment d’extase, comme j’en ai connus quelquefois et décrits trop souvent ; ce n’est pas un moment d’une intensité extraordinaire qui laisse percevoir l’indicible des choses ; c’est un moment paisible où l’éphémère des formes façonne quelque chose de beau. Il n’y a que dans la fiction où tout peut être continûment intense, sans doute — ou dans des vies exceptionnelles. Je revendique le droit d’écrire en courant alternatif, avec plus ou moins de tension, de pression, à l’image du torrent que je longe.

Voici néanmoins un vrai moment de tension, de suspense, car j’ai décidé de descendre la pente verglacée des escaliers qui mènent au barrage, toujours attaché par la taille à Rimski qui a flairé des chevreuils ou des biches ; s’il part maintenant en flèche ainsi qu’il aime le faire, me dis-je cette fois en traversant la passerelle sans rambarde, je finis dans l’eau froide – ou bien à l’hôpital, comme ce pauvre Dominique qui a dû interrompre sa tournée après être tombé sur le verglas nantais.

Qu’on me pardonne ce faux suspense censé relancer l’attention du lecteur, je m’exerce un peu aux ficelles du récit : l’instant d’après, je continue sur une piste bien dégagée et presque plate, suivant les marques laissées dans la neige par les chenilles d’une pelleteuse.

Grand calme en cette belle demeure de l’ancienne centrale dont l’une des fenêtres ornées de croisillons blancs a été cassée récemment (comme il doit faire froid à l’intérieur). Grand calme ici, où l’eau ne coule plus qu’à tous petits ruisseaux. 

23/01/23

 

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