Vigie, janvier 2023

 

L’amitié du lieu

 

 

Le grand soleil rasant de ce qui trompeusement ressemble à une fin d’hiver projette sur les feuilles ternes qui jonchent le chemin nos longues ombres. Dans le village on échange des paroles simples nimbées d’une bienveillance qui n’est pas feinte, car l’on a bien souvent les uns pour les autres des attentions spontanées que j’oserais à peine rapporter ici parce qu’on penserait que j’embellis, que j’édulcore, que je ne veux voir en ce lieu que le havre dont j’ai d’abord rêvé.

Je serais de toute façon bien en peine de vraiment parler de ces gens, des voisins croisés seulement, des amis que je côtoie pour de bon, même de loin en loin — car le fait est que plusieurs de mes voisins sont devenus des amis, avec qui j’ai plaisir à échanger des paroles, des livres, des disques, à aller même au spectacle. Mon tempérament troublé limite les relations sociales et je vis à l’écart en ce lieu écarté ; mais je vivrais moins bien sans le cocon protecteur de leur présence, et si je m’enfonce seul, aujourd’hui comme chaque jour, dans cette forêt où la lumière n’arrive plus, mais avec l’esprit presque aussi dégagé que le ciel pâle qu’on voit entre les arbres aux cimes dorées, c’est grâce aussi à ces présences et ces paroles amicales (à l’inverse le moindre incident, la moindre altercation avec un imbécile tel que nous en avons aussi dans la vallée, me gâche l’escapade pour plusieurs jours, c’est déjà arrivé et je l’ai raconté).

Promenade paisible, donc, dans l’amitié des gens et du lieu. Le petit démon blanc du temps est trop pressé, je le force à ralentir et lui dis : est-ce que tu entends toutes ces clameurs, ces trilles des passereaux, ces rumeurs ? Arrêtons-nous un peu, mon vieux, au bord du torrent, près du pont, sur cette pierre plate qui peut servir de banc, laisse-moi le temps de m’asseoir cinq minutes avec toi ou de m’accouder un peu à la rambarde rouillée qu’une chute d’arbres l’an passé a plié. C’est vendredi, la semaine est finie. Tout s’est très bien passé, les élèves ont été avec moi pleins d’indulgence (c’est grâce à leur bonté également que je peux vivre en paix la balade du jour). On a parlé longuement de la rencontre du narrateur avec Gilberte, dans La Recherche, puis ils ont dû écrire la version de Gilberte avant que je ne leur lise le passage dans lequel, trente ans plus tard, elle fait comprendre au narrateur qu’il s’était trompé dans l’interprétation des signes lorsque, jeune adolescent, il s’était cru par elle rejetée, alors qu’elle l’invitait assez effrontément à la rejoindre, rêvant de l’associer à certains jeux auxquels elle se livrait avec des camarades à la faveur de l’obscurité d’un donjon, et le narrateur naturellement regrette sa bêtise d’alors car il est bien trop tard, la porte des expériences qu’on n’a pas faites s’étant irrémédiablement refermée depuis des décennies. Oh la belle leçon de vie, non pas d’incitation à la débauche mais à l’intelligence et à la vigilance dans la lecture des signes ! Et que n’ai-je, moi-même, su les lire à l’époque où, tôt instruit par les livres, j’étais malheureusement incapable de mettre en pratique ce que je devinais — faute de chance aussi, et puis je rêvais trop pour pouvoir en ce temps goûter vraiment aux charmes du réel.

Passe un cycliste en sens inverse, je serre Rimski contre moi en criant : « Au pied, pas bouger ! Tu en as déjà fait tomber trois aujourd’hui, ça suffit ! », la blague rebattue fait sourire, et l’on se souhaite une belle balade.

Une myriade de moustiques ou de moucherons joue au yo-yo dans la lumière, montant et descendant alternativement en faisant du surplace ; je voudrais bien savoir pourquoi ils font cela.

De jeunes pousses vert tendre percent déjà l’écorce des vieilles feuilles et la lumière qui inonde la combe au niveau de l’ancienne centrale transforme l’herbe mouillée en gazon printanier.

Après tout, me dis-je en y croyant presque, le grand effondrement ne sera peut-être vécu dans ma vallée que comme une sorte de printemps perpétuel entrecoupé de canicules supportables et d’hivers dont on appréciera la clémence. Le pire n’est pas certain, le monde est amical plus souvent qu’on ne croit, pour les chanceux dans mon genre.

Au-dessus de la gouille, quatre ou cinq corneilles déchaînées cependant poursuivent un petit rapace, pour qui le lieu doit paraître nettement moins accueillant.

06/01/23

 

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