Vigie, janvier 2023

 

Art de vivre

 

 

Janvier s’achève dans le même froid et sous le même ciel grisonnant criblé de petits flocons épars. Depuis deux semaines le feu brûle continûment dans la grande cheminée qui chauffe toute la maison, et devant laquelle on s’assoit souvent pour regarder le spectacle des flammes. En Ukraine ce sont les lignes du front qui se figent, plus ou moins, mais sans nulle trêve, d’un massacre à un autre, dans l’angoisse constante du pire annoncé : l’embrasement général, ou les lignes enfoncées par la grande attaque qu’on redoute pour février ou mars.

La guerre est encore loin, pourtant, et l’on n’y pense que par intermittence. Je préfère naturellement songer aux rencontres, aux escapades à venir, au spectacle qui se prépare, répétition en cours ici, ultimes corrections là-bas. Je reçois la couverture du livre à paraître en mars et me laisse aller à l’impatience de le tenir en main – tout en me préparant déjà à la tristesse qui s’en suivra, comme chaque fois, tristesse contre laquelle je ne vois pas d’autre parade que d’écrire et publier vite un, deux, trois  autres livres.

Puis j’entends — c’est inouï — Annkrist qui parle à la radio, Annkrist enjouée, tendre, libre et débordante d’histoires à raconter. Elle qui n’a, faute d’argent, plus enregistré depuis quarante ans, plus chanté depuis vingt, tout en continuant à écrire des chansons par centaines, parle naturellement de faire un nouveau disque : mais quel rapport au temps a-t-elle donc, cette femme qui chantait si bien les secondes ? Au journaliste qui note un peu platement qu’elle est la femme « de tous les arts », elle répond qu’elle espère cultiver surtout celui de vivre. Je prends pour moi la leçon. Qu’importe si le livre dont je rêve vraiment met dix ans, ou vingt, pour trouver forme ; puissé-je surtout nourrir de ce rêve ma vie bien ordinaire, et continuer de faire de l’écriture d’abord un art de vivre.

 27/01/23

 

Ce contenu a été publié dans 2023. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.