Vigie, août 2023

 

De la légitimité de l’autartiste

 

 

Il est difficile d’écrire et de vivre une vie tout à fait ordinaire, avec tous les petits plaisirs qu’elle suppose dans le meilleur des cas, pareille en tout cas à celle que semblent mener ceux qui n’écrivent pas (et qui n’est peut-être pas si ordinaire que ça), même en choisissant d’écrire dans des cafés ou en marchant avec son chien, parce que l’écriture crée par rapport au quotidien une distorsion qui va de la négation pure à son intensification en passant par une simple mise à distance. Dans tous les cas, l’écriture littéraire (je ne parle que d’elle, bien sûr) crée un rapport particulier à ceux qui vous entourent, ne serait-ce qu’en excluant la conversation (je soliloque beaucoup, pour ne pas dire toujours…).

Il y a cependant des formes d’écriture qui coupent davantage de la réalité extra-littéraire que d’autres : le roman au long cours, les œuvres d’imagination, d’introspection ou excessivement formalistes supposent carrément qu’on se retire du monde, alors que les œuvres d’observation ou d’exploration, les poèmes ouverts sur les sensations immédiates ou les notes en prose à la façon de Jaccottet dans La Semaison s’immiscent plus aisément dans le quotidien (comme une chanson entendue à la radio, là où le roman serait un film vu en salle).

Je ne suis pas tout à fait certain de la validité de cette idée romantique souvent énoncée qu’un sacrifice de la vie est nécessaire, et même utile, pour écrire, comme s’il y avait un prix à payer. Si l’écrivain ressent le fait d’écrire comme un sacrifice de ce qu’il aurait pu vivre au lieu de s’enfermer dans son bureau face à son cahier ou son clavier, il me semble qu’il doit se poser la question de savoir s’il aurait pu vivre sans écrire. Si c’est le cas, peut-être en effet serait-il bon qu’il revoie sa façon de faire, d’écrire moins, d’écrire en dilettante s’il y arrive, d’arrêter un moment ou d’arrêter tout à fait. (J’ai essayé moi-même d’arrêter, pendant des années, jusqu’à ce que je sois tout à fait certain que ce n’était ni souhaitable, ni possible.) Si ce n’est pas possible, la question des plaisirs gâchés ne se pose plus. On n’en voudra pas à la bouée qui nous permet de rester à la surface de ne pas nous permettre l’accès aux jolis voiliers qui passent à l’horizon : sans elle, on serait noyé depuis longtemps, alors qu’avec elle on garde une chance que le voilier finisse par nous voir et nous embarque – et si ce n’est pas le cas on a au moins le loisir de le regretter, de le désirer, d’imaginer même ce qui serait advenu si le voilier avait viré de bord.

Avant l’écriture, il y a l’envie ou le besoin d’écrire. Je crois qu’il faut se poser la question de ce qui est à l’origine de cette envie, de ce besoin, et qui fait peut-être qu’il est nécessaire ou non. Pour certains c’est le désir de briller, qui engendre beaucoup de romanciers clinquants, de livres sous-écrits et sans souffle, sans voix propre, mais habilement fabriqués (si j’en juge par ce que j’ai pu lire ces dernières années en littérature contemporaine, cela représente l’essentiel du marché). Le conditionnement culturel joue beaucoup quand il s’associe à une sensibilité et à des expériences fortes qui font déborder du désir de dire — je pense à Nicolas Bouvier, qui a grandi dans un monde de livres et dont toute l’œuvre est à la croisée des chemins entre l’émerveillement et la douleur du monde d’une part, et la nécessité des livres d’autre part. Mais il y a aussi des cas plus rares et plus troublants où le conditionnellement culturel n’a pas joué, ou seulement à la marge, et où l’écriture est apparue comme le plus étonnant des remèdes aux maux rencontrés par l’auteur — je pense à quelqu’un comme Charles Juliet par exemple, voire à Francis Bérezné. Il y avait là un nœud de silence qui empêchait de vivre et que seule sans doute l’écriture permettait de dénouer en partie. Cela fait des écrivains très atypiques dont on reconnaît immédiatement la voix et dont l’œuvre dure.

Si l’on accuse l’écriture d’être à l’origine de ce nœud, on n’écrit pas, ou on écrit à contre-courant ainsi que je l’ai fait, ou pas fait, pendant des années. Reprenant aujourd’hui ce vieux texte du Grillon de l’automne qui me tenait à cœur, je suis surpris de cette écriture corsetée, à la syntaxe simplifiée, marquée par une approche que je dirais quasiment idéologique de l’art du haïku (moins j’en dis, mieux c’est) autant que par cette idée que l’écriture ne s’accorde pas bien au réel et qu’il faut donc la brider, suggérer sans jamais rien expliciter. Ce n’est pas que le résultat soit mauvais, mais il a laissé en plan le vrai livre que j’ai gardé en tête et qui me semble plus riche et plus intéressant que ce grillon famélique.

J’ai lu ce matin un post dans lequel un auteur autiste et bipolaire estime que son diagnostic le délégitimise en tant qu’écrivain, comme si le dit diagnostic ramenait peut-être sa poésie (je glose librement) à une thérapie, presque à cet art brut dont le magnifique Francis Bérezné s’indignait qu’il soit distingué de l’art tout court, lui qui avait été peintre pendant son internement comme après (soit dit en passant, Bérezné est un auteur magistral dont il est scandaleux que les livres n’aient pas encore été reconnus comme ils le devraient et comme ils le seront je l’espère un jour, je recommande tout particulièrement La vie vagabonde et J’entre enfin).

Mon propre diagnostic (ces troubles du spectre de l’autisme en l’occurrence bien établis, bien ancrés, même pas légers, j’ai mon diplôme de fou furieux potentiel) m’a libéré en tant qu’écrivain, puisque je sais désormais (je l’avais quand même découvert bien avant en écrivant L’éloignement il y a une dizaine d’années mais j’avais besoin de cette confirmation) que l’écriture est ce qui m’a permis de vivre, pas un parasite ni même une béquille ou une bouée mais ma colonne vertébrale. J’ai écrit dès que j’ai su le faire des textes qui n’étaient pas destinés à être montrés ni cachés mais qui m’étaient indispensables pour voir, pour vivre, pour établir un lien avec le monde, et même avec les autres indirectement. En tant qu’écrivain autiste, je suis beaucoup plus légitime que tel ou tel quidam pérorant devant des journalistes émoustillés par la perspective d’un prix littéraire. Mon seul regret est d’avoir trop longtemps retenu en moi tous ces livres qui demandent à naître, mais c’est à peine un regret car c’est dans ce lac de retenue que je pêche à présent, plutôt une crainte que le temps ne vienne à manquer pour faire tout ce que je dois faire, que j’évalue à trois ou quatre livres importants (plus quelques satellites) à écrire vite, pendant que le monde bascule vers un inconnu terrifiant…

02/08/23

 

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