Vigie, août 2023

 

La cruauté du monde

 

 

Hier, sans doute à cause des difficultés de composition que je rencontre, cette vieille histoire de grillon en automne m’a agacé. Qu’est-ce que tout ce passé a de plus intéressant que le présent que j’ai à vivre ? C’est pour cela, entre autres, que je repars ce matin avec Rimski sur le chemin du Petit Cucheron. L’air est froid, la lumière blanche, le ciel changeant. Je laisse défiler le sol jonché de cônes de pin à moitié mangés par les écureuils et les oiseaux, de bogues ouvertes, de lichens tombés des arbres qui ressemblent à des algues, de feuilles mortes. Tout le sous-bois crépite de gouttelettes. Le soleil qui commence cependant à l’emporter sur la brume trace de beaux faisceaux entre les troncs sombres.

Soudain je glisse sur une racine luisante comme un orvet et heurte assez violemment ma cheville contre un rocher ; la suite de la promenade se fera avec une présence inédite de ma cheville gauche, promue au rang de cœur de la conscience des choses et de la cruauté du monde. Malgré la prudence avec laquelle j’aborde la grande descente, je finis ensuite les fesses dans l’humus, au plus près de la forêt en un sens, mais cette nouvelle chute ne m’offre aucune révélation, pas même un cep ou une girolle (dont la poussée rendue probable par les pluies de ces derniers jours n’était pas pour rien dans mon désir d’escapade).

Descendant plus lentement encore sur le sentier acajou, assez passivement tracté par le loup blanc dont mon itinéraire et ma bipédie dépendent, je reviens rapidement à l’obsession du livre, dont je recompose les chapitres tout en surveillant la forêt. Je m’interromps cependant pour une séance « pishing », pratique qui consiste à appeler les oiseaux en émettant des chuintements : le résultat dépasse toutes mes attentes, c’est tout le sous-bois qui se met à s’agiter, à chanter, à trépigner, et je vois s’approcher sur les branches basses des épicéas des dizaines de mésanges noires et huppées, de roitelets triple bandeau, une féerie ornithologique. Je repars revigoré par ces signes de présence.

06/08/23

 

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