LES VOILES DE JUIN
Il suffit, en cette saison troublée, de s’absenter quelque temps pour retrouver la fenêtre de toit maculée de crasse, et le paysage illisible. On s’exaspère, et l’on s’empare d’un chiffon pour rageusement effacer ça et retrouver une vision nette. Puis soudain on s’avise que cette volonté de lutter contre ces voiles qui, disait-on, font obstacle, n’est peut-être rien d’autre qu’un leurre, une façon d’établir encore une hiérarchie dans le désordre inadmissible du monde et de l’expérience qu’on en a, tout en se donnant le beau rôle de qui aspire à la lumière et progresse sur une voie.
Il n’y a pas de voie, pas de hiérarchie, pas de chemin qui, linéairement sinon triomphalement mènerait de la confusion à une clarté durable. La véritable impasse de ce qu’on dénonce dans la religion n’est-elle pas dans cet idéalisme de la transparence qui fait dédaigner ce qu’on voit, ce qu’on vit, cette crasse de l’intime ou celle, bien matérielle, des taches de pollen et des fientes d’oiseaux qu’on gratte sur le verre ? Il faut, aujourd’hui — c’est sans doute une question de vie ou de mort — revenir au primordial, à la terre, à un rapport renouvelé à la terre. Mais le primordial aussi bien se dévoile en nos voiles. Sensations, émotions, sentiments — tantôt et pareillement révélateurs ou trompeurs — n’en sont pas séparés, et c’est peut-être encore la peur du réel et un très vieux carcan métaphysique qui nous poussent à établir des frontières là où il conviendrait plutôt de ménager des ponts…
Voilà ce qu’on se dit tout en frottant la vitre, puis on regrette cette frénésie ménagère mécanique qui nous a empêché de prêter attention aux traces. Celles du givre, on les avait jugées belles et observées longtemps ; celles de la grêle, de la neige, de la pluie, avaient eu droit à toute notre attention ; pourquoi avoir détruit celles-ci ?
Il reste cependant un recours : la fenêtre d’à côté est restée telle quelle…
Sur le verre de la vitre lui-même fait de sable, on remarque alors que le vent a déposé quantité de grains de sable qui, si l’on cède encore au démon de l’analogie, peuvent facilement évoquer une sorte de constellation, mais dont on constate surtout qu’il n’est pas le sable roux qui parfois nous relie au Sahara, mais un sable relativement grossier fait de grains blonds, blancs et gris envolé peut-être des rives méditerranéennes — à moins qu’il ne provienne tout bonnement (on regrette de ne pas en savoir plus, et il faudrait ici une étude scientifique ou bien poser une balise Argos sur le sable des plages !) de quelque rivage fluvial plus ou moins proche.
Des cercles de pollen jaune et collant rappellent au végétal, à cette exubérance du végétal qui nous entoure : il y a là sans doute, trop crypté pour l’ignorant qui regarde, des paroles écrites en poirier, en prunier, en cerisier — toutes ces langues de bois (et c’est, comme chantait Nougaro, insulter la langue des arbres que de désigner ainsi les paroles les plus vaines des hommes !). Il y a là aussi des messages codés d’insectes et d’oiseaux (on regrette cette fois que les livres ornithologiques ne permettent pas l’identification des oiseaux par leurs fientes, car on serait curieux de savoir quel passereau a bien pu laisser, par là-haut, cette trace blanc-vert tirant sur le violet…).
La vie grouillait sur ce voile qu’on voulait translucide. On tente à présent d’en lire quelques bribes ou, tout au moins, d’en recueillir les traces pour le profit, peut-être, de lecteurs plus habiles…
15 juin 2014