Vigie, juin 2014

À LA DÉRIVE

Les hauts nuages des lendemains d’averses rehaussent les sommets de leurs châteaux éblouissants. Chacun porte son ombre : la petite mouche-guêpe fait danser la sienne sur la table de bois, Clément parle d’écraser celle de Christine, les maigres arbustes qu’on a plantés récemment sur l’aire de pique-nique ne font qu’une toute petite tache dans l’herbe rase, tache qui néanmoins s’étendra d’année en année. Les nuages quant à eux promènent à flanc de montagne leurs ombres gigantesques, dont la disposition ne cesse de modifier le paysage, et la perception qu’on en a. Comme un continent à la dérive voici qu’un nuage immense atteint le soleil estival, l’effleure — on change aussitôt de saison — s’en détache — on est en pleine lumière, mais cerné d’ombre. Contraste admirable. On regarde l’ombre depuis la lumière, la lumière depuis l’ombre.

Les enfants cependant tournent autour du terrain, et les petites taches jaunes et oranges de leurs habits ne cessent de voltiger sous le ciel immense. On parle pendant ce temps de nutrition et de maladie. Le clocher sonne cinq heures et la femme s’étonne d’être devenue vieille, vieille femme malade n’aspirant plus qu’à s’asseoir face à la mer ou face à ces nuages de plus en plus exubérants, de plus en plus éblouissants, et qui font apparaître au fond de cette vallée au rebord modeste des perspectives de hauts sommets, de hautes montagnes aux rêves éternels. Quelque chose là-bas s’amasse et enfle autour de la vallée, ainsi refermée et rouverte à la fois sur une autre dimension peut-être, sur un double vertige horizontal (car le plateau est bien dégagé) et vertical. La question de l’au-delà des crêtes, qui pourrait émerger, ne se pose qu’à peine.

Des promeneurs passent à pas tranquille. Les enfants jouent. Les paroles des adultes font un bourdonnement d’abeille. Le soleil à nouveau souverain mais déclinant souligne chaque détail du bois amassé pour l’hiver et rangé avec soin dans l’abri flambant neuf, cependant qu’un vent doux se lève qui caresse l’instant. Une buse surveille, prend son envol, suit la ligne des nuages, frôle le champ jaune, revient se jucher au sommet d’un poteau d’où elle reprend son guet.

Le monde est là. Ça frémit, ça frissonne dans les cheveux et les feuillages, ça court, ça culbute dans l’herbe et ça rit, ça farfouille, ça s’amplifie, ça se rétracte, ça continue à l’instant où on pense que ça va s’arrêter, qu’on pourrait interrompre, arrêter là ce mouvement que rien n’arrête mais qu’on ne peut suivre, très ponctuellement, en pointillés, que le temps d’une halte, d’une marche, d’une page, d’un regard ou d’une vie humaine.

Trois nuages se sont entre temps empilés en équilibre instable, qui se détachent peu à peu et vont aller à la dérive. C’est ainsi que soi-même, on va à la dérive.

30 juin 2014

© Lionel Seppoloni, tous droits réservés.

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