La salle en septembre

 

 

 

SIX VAGUES

 

 

Salleseptembre21

 

 

Rentrée masquée au bal des peurs mêlées depuis que, depuis quand, depuis quoi, la pandemic donne le hoquet mais on acquiesce, on est là, on parle, on écoute, on souffle sous le masque et salle 214 deuxième étage avec vue sur la vie on tape encore dans le bol pendant que le mouton bêle et que le coq s’étrangle.

 

Rentrée masquée au bal des Troisièmes de cette année, la vingt-et-unième du Vingt-et-Unième siècle, cela ne s’invente pas mais cela se devine sous la glace bleutée et la neige d’où émerge la grosse tête du phoque qu’on harponnera bientôt, cela se rêve, cela s’entend, cela se sent, quelle différence faites-vous entre les sensations et les émotions ? – Ouah ! – Flore ou Meije n’ont presque pas tremblé mais la corneille noire sur le lampadaire blanc s’est envolée et l’on peut dire alors que tout a recommencé, malgré le poids de silence de ces années manquées qu’on n’a pas niées mais pas dites non plus, qui n’ont pas laissé de traces parce qu’on ne voulait pas revoir et encore moins fixer dans la mémoire cette scène de crime, les rubalises sur les portes closes et la cour déserte au printemps : reprendre la plume alors c’est arracher son bâillon et humer enfin à pleins poumons le parfum frais de la première bruine de septembre sur le goudron chaud du parking…

 

Rentrée d’été avec au-dedans la rumeur remontée d’autrefois, à cause de la voix de Marie qui dit depuis la salle d’à côté souvenez-vous de la séquence sur les sorcières et de votre arrivée en ces murs, et au dehors le vacarme de la grosse tondeuse qui est en train de faucher les hautes herbes du champ d’en face. « Allez, on avance un petit peu, là ! », dit une autre voix dans le couloir, mais toi tu voudrais plutôt ralentir, pas pressé d’aller te faire faucher dans d’autres hors-champs, ou même pourquoi pas reculer carrément, remonter la pente raide du temps, retourner là-haut sur les crêtes. Puis voici qu’une grande sauterelle verte, chassée sans doute par le carnage en cours (car le champ très bientôt sera une table de festin pour les corneilles), pénètre dans la salle ; je la prends sur une feuille, je la montre à ces messieurs-dames qui en ont peur et qui disent « mais Monsieur elle va vous mordre », j’explique la différence entre le criquet aux petites antennes et la sauterelle aux longues antennes (personne ne le sait), puis l’insecte s’envole, va se poser au soleil juste devant la fenêtre sur la colonne de bois où son ombre trace une calligraphie superbe, puis disparaît.

 

Rentrée d’été, rentrée entêtée qui s’impose. Les chaussures et le tee-shirt jaunes fluo de Tymoté, est-ce pour dire la persistance du soleil en septembre ? Ces demi-visages semblent familiers, même ceux-là qu’on n’est pas censé connaître, tout semble étrangement familier et presque rassurant (alors qu’on n’en dormait plus d’anxiété). Ferme la porte, ouvre les fenêtres et le carnet, regarde en face la réalité révélée : tu es en salle, tu es en selle pour le rodéo de l’année, en équilibre sur le rebord de la fenêtre pour redire le vertige des Sirènes pendant que cinq cumulonimbus d’un blanc éclatant se déploient sur les Bauges et que l’automne gronde en embuscade, le soleil au-dedans, le savoir au dehors (ou le contraire), tu es en scène sur ce théâtre de la salle où tout tourne, où tout vibre, où tout parfois te paraît si grand (et d’autres fois si étroit…).

 

Puis c’est un matin calme d’été revenu où je transpire sous mon bâillon non seulement parce qu’il fait de nouveau très chaud mais parce j’ai encore perdu mes clés et qu’il m’a fallu monter et redescendre par quatre fois les marches des deux étages avant de les retrouver oubliées en bas dans la voiture. Retrouvés aussi les élèves : ceux qui ont l’œil qui brille ; ceux qui ont l’œil éteint ; ceux qui commencent à écrire sitôt l’exercice lancé (ou bien un peu avant) ; ceux qui n’écrivent pas parce qu’ils ne savent pas quoi écrire (alors qu’on ne le sait presque jamais avant de l’avoir fait) ; ceux qui, longtemps après, demandent ce qu’il faut faire (il faut juste laisser faire). Et le mouton d’en face bêle de plus belle, le Bréda ruisselle dans mon œil droit et les Bauges lancent dans le ciel limpide l’envolée de leur vague de pierre.

 

Ainsi de cours en cours cela fait comme des vagues de paroles réitérées, proches chaque fois mais non semblables, à l’image de ces images aux sept fenêtres de la salle, de ces visages qui d’heure en heure, d’années en années, changent mais ne vieillissent jamais (car ici ne blanchissent que le professeur et la montagne en hiver), de ces bruits de stylos qui roulent, de papiers déchirés, de trousses qui tombent, de voitures qui passent, de corneilles, de coqs et de mouton. Comme le nageur abandonné en août à l’océan avec les bras en croix et la tête en arrière, de cours en cours on se laisse porter.

 

 

3, 6 et 7 septembre 2021

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