La salle en septembre

LA VIE MÊME

C’est un jour de rentrée ordinaire, le dix-septième d’une série appelée en principe à se prolonger assez longtemps. Il ne pleut pas encore mais le ciel tout de même s’est voilé. C’est un jour de rentrée ordinaire, dans ce collège paisible que je connais, où l’on me connaît ; pourtant la tension, l’inquiétude, le trac ne faiblissent pas avec les années. On dort mal, on fait des cauchemars. Pour Léo qui, malgré son trop jeune âge, effectue sa toute première rentrée au collège au même moment, il me semble que ce serait plus compréhensible ; mais pour moi, censé être un professionnel aguerri ? On reste décidément des débutants, comme le constate avec moi E. qui avoue peiner autant que moi à retrouver ses marques, sa voix, ses mots. À moins que ce ne soit tout bonnement les effets d’une sorte de trac d’avant spectacle, qu’on apprivoise peu à peu mais sans lequel on jouerait mal parce que ce serait la routine et que sur scène, en classe, ou bien au moment de reprendre la plume, c’est toujours, ce doit être la première fois.

De nouveaux visages qui en rappellent d’autres − des grands frères, des grandes sœurs, des petits frères, des petites sœurs, ou les mêmes quelques années avant.

Les fantômes qu’on nomme, et tous ceux que l’on tait.

Des noms sur lesquels on a d’abord rêvé en établissant le plan de classe (voir ci-dessus) − car j’aime maîtriser l’espace, la mise en scène, et j’aime aussi que chacun soit à sa place dès son arrivée, que tout soit en place (j’ai par ailleurs une mémoire extraordinairement défaillante qui fait que les noms et les visages, le passé et le présent, ne cessent de s’entremêler et me rendent le plan de classe aussi nécessaire que le prompteur pour le chanteur vieillissant).

J’ai terminé le livre de ma route ordinaire, grâce auquel j’ai focalisé mon attention sur le trajet qui chaque jour m’amène au collège. J’aimerais à présent, profitant également d’un projet de résidence poétique au collège préparé de longue date, considérer avec plus d’attention ce qui se trame entre les murs. Comme toujours, l’effarement devant cette vie qui nous file entre les doigts y est pour quelque chose, et je regrette d’avoir gardé si peu de traces, quelques poignées de haïkus, quelques bribes tout au plus, des dernières années écoulées ; mais je sais que c’est aussi la meilleure façon de ne pas se laisser piéger par la cataracte du banal.

Être là, face à eux, ne peut être banal. Ici les mots portent. Ici les mots ont encore un poids et un sens. Ici on peut encore parler, parler pas pour meubler ni aveugler mais pour éclairer. La salle est immense. La classe est un poème. Leur jeunesse, leurs regards, leurs exaspérations, leur insouciance, leur indifférence, leur hostilité, leurs rires, leurs larmes, leurs incompréhensions (et les miennes), leurs peurs, ma peur, et les saisons qui passent à nos fenêtres seront les stances du poème.

Premier jour de rentrée, et la musique recommence. L’éclat des voix. La rumeur dans la cour comme après un long temps de marée basse, le retour des hautes eaux. Les cris, les courses, les turbulences. La vie même.

5 septembre 2016 

 

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