La salle en septembre

« ICEBERG »

Paris 17 ans

Je te regarde dans les yeux

Mais qui es-tu ?

Dominique A

Parfois il se passe des choses étranges dans le secret de la salle. Une part de cette étrangeté est préméditée, répétée, réfléchie au fil des années, et une part nous échappe…

Cela faisait longtemps que je n’avais pas fait cette séance consacrée à la nouvelle de Fred Kassak « Iceberg ». C’est un texte souvent étudié en Troisième, parmi d’autres « nouvelles à chutes ». Il est habile, drôle et glaçant. Le lecteur croit d’abord que Bernard, le narrateur, est un homme jaloux d’un certain Georges, infirme ou vieillard qui accapare l’amour de la jeune femme dont Bernard est amoureux ; puis on comprend que Georges est un bébé et le narrateur, un dangereux psychopathe.

« Je n’aime pas que l’on me connaisse trop. Je préfère rester (…) un iceberg : un cinquième visible, et le reste immergé. »

Tout texte, toute personne est ainsi. En inclinant la tête avec un faux sourire je leur dis : savez-vous, pouvez-vous savoir qui est assis à côté de vous ? Qui est assis en face de vous ? Je leur raconte l’histoire de L., qui avait naguère épousé, sans le savoir, un schizophrène. Je leur dis aussi la richesse de cette part d’inconnu, qui n’est qu’exceptionnellement morbide ou dangereuse et qui fait qu’on peut passer sa vie à redécouvrir, par exemple, sa compagne ou son compagnon – voire tout ce qui nous est donné à vivre, livres et gens compris.

Je dis l’étrange, le mystère, l’inconnu inquiétant, l’ « iceberg », mais cela ne peut suffire : quand je travaille avec un texte, je suis le texte − et je veux qu’on le sente. Je suis là pour cela.

À mesure que je parle je me laisse volontairement gagner par la nervosité d’être vu, d’être exposé.

« Qu’est-ce que vous avez à me regarder comme cela ? »

Naturellement je joue – et, ce jour-là, heureux de retrouver un vieux rôle, je surjoue. Me voici acculé à un angle de la classe, cerné par leurs regards amusés, perplexes, goguenards. Je prends appui sur les regards de ceux dont je sens qu’ils n’apprécient pas le jeu, qu’ils ne le comprennent pas, pour mieux mimer ma parano. Je tremble (j’ai, par chance, le tremblement facile). Je connais bien ce rôle, je me réjouis de la scène à refaire – je suis aujourd’hui un acteur, c’est vrai, mais un acteur qui n’a guère l’occasion de faire son numéro qu’une à deux fois par an. Je déclame en regardant avec un air hagard la colline d’en face :

À peine ai-je mis le pied dehors

que je sens des alligators

pulluler derrière le décor

et guetter chacun de mes gestes…

Je ne vois plus qu’un œil pervers

guignant mon cœur à découvert

et dans le chêne le plus vert

je pressens un symbole funeste !… 

Puis je m’assois en tremblant de plus belle. « Vous voyez, je suis content… parce que je tiens bon avec vous… Ils me l’ont dit, si j’arrive à faire cours normalement, sans inquiéter personne, sans faire de crise, je pourrai rester dehors… avec vous… Sinon, ils vont revenir me prendre, vous savez, et ils vont m’enfermer à nouveau dans la chambre sans fenêtre où je reste tout seul… je ne veux pas ! »

Je me tais, réellement épuisé.

« Monsieur, vous êtes vraiment comme ça ou c’est juste pour le cours ?

− C’est pour le cours. »

Rideau, chapitre suivant. Mais chacun repart, je crois, avec une très légère inquiétude : ceux que j’ai déjà eu en Sixième me connaissent trop bien et me font, je l’espère, suffisamment confiance pour n’être qu’amusés par cette façon outrée d’incarner « Iceberg » ; les autres s’interrogent.

Au fond de la salle désertée un jeune homme est resté, qui se lève et me regarde en inclinant la tête. Longs cheveux noirs, visage androgyne très pâle, il murmure d’une voix blanche qui me met mal à l’aise : « Tu te souviens ? Au lycée, c’est l’angoisse. Tu traverses les couloirs, poings serrés, en regardant le plafond, le plancher (plutôt le plafond, c’est plus digne). T’as l’air d’un vrai zombi, n’est-ce pas ? Tu t’assois dans un coin et tu sors un de ces innombrables carnets que tu as détruits par la suite (tu as bien fait)… Tu écris, interminablement, dans la cohue, pendant que les autres causent, pendant que les autres vivent…

– Alors c’est ça ? C’est à cause de toi ? C’est toi que tout à l’heure j’imitais ? Ta parano à toi ?

– Tu ne m’imitais pas. C’est moi qui te menais, marionnette, à ton insu ! »

Puis il s’évanouit.

Dans le secret de la salle s’exorcisent ainsi certains démons, semble-t-il.

Je dis souvent, en tout début d’année, que je fais cours pour tous les élèves – les gens – qui sont là avec moi, mais aussi pour les absents, les « fantômes », ceux qui les ont précédés, dont ces deux invités d’honneur installés tout au fond de la classe : celui que je désigne désormais par le nom semi-fictif d’Éliton, l’Indien, le quasi vagabond pas scolaire pour deux sous mais curieux, attentif et ouvert à la vie ; et moi-même à leur âge.

Ce fantôme-là ne me fait plus peur. Je l’accueille, je l’accepte. Je l’ai longtemps traité en étranger, préférant oublier l’adolescent diaphane pour ne me souvenir que de l’enfant en lequel il est plus facile, et plus rassurant, de se reconnaître. « Iceberg », c’est pour nous réconcilier. Je ne suis pas sa marionnette : c’est maintenant lui qui me sert pour dire ce que je veux. Il fait partie de mes trésors de guerre, en quelque sorte. Je peux soutenir sans gêne son image. Le voici, à son tour, et comme toute chose de la vie, travaillable, travaillé, récupéré au profit du cours et du texte.

9 septembre 2015

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