La salle en septembre

 

 

 

LE PLAN DE CLASSE

 

 

Plandeclasse

 

  

Seul dans sa salle comme un comédien dans la loge quelques instants avant la générale, le professeur savoure l’impatience, l’anxiété, la tension, savoure ce moment unique de la rentrée où, enfin, les noms et les images qu’il a longuement agencés sur l’écran afin de fabriquer sa première œuvre de l’année – le Plan de Classe – vont s’animer.

 

C’est un jour très particulier, très intense, que celui de la rentrée, et ce l’est doublement aujourd’hui car le professeur fête – c’est ainsi qu’il le présentera aux élèves – son anniversaire. « Je suis heureux de fêter avec vous mon anniversaire. J’ai vingt ans, c’est merveilleux ! Cela fait aujourd’hui vingt ans que j’enseigne, c’est ma vingtième année, et, vous savez, à cet âge, juste au sortir de l’adolescence, on déborde d’énergie… » Dans la salle il y aura cette fois son « petit combattant » sa « ressemblance », dont l’image a également été figée sur la page du Plan : cela seul suffira à rendre unique cette vingtième année, car plus jamais une telle configuration ne se reproduira.

Vingt ans de Plans.

Le Plan, au fil du temps, est devenu l’un des actes les plus importants. Le professeur, chaque fois, bien conscient de ce qu’il suppose comme contraintes pour les élèves, le présente comme un cadeau : « C’est ma façon de vous dire qu’en arrivant ici, vous avez tous votre place, quels que soient votre niveau scolaire et votre parcours ; et c’est aussi parce que le cours de français doit être une fête, un festin de mariage entre l’Art et la Jeunesse que vous incarnez, et dans un banquet de mariage on se doit de placer les invités, ouvrant ainsi toutes sortes de possibilités de rencontres inédites… » (Suivra ici une probable digression sur le sujet, les élèves ayant immédiatement repéré dans le Plan les bourdes que lui ignore, comme de placer Mai-Ly à côté d’Arthur, par exemple…)

Il s’agissait pourtant d’abord de pallier un défaut majeur, longtemps tenu secret, du professeur, incapable de fixer rapidement des visages et des noms dans son esprit flottant (j’ai oublié le nom compliqué qu’on donne à cette maladie-là). Pouvoir nommer très vite chacun est pourtant une nécessité, une marque de respect, et qui pourrait comprendre et accepter un tel flou ?

L’art et le jeu naissent de la contrainte : bientôt, le Plan est devenu un jeu – un jeu sérieux, bien entendu. Aller rechercher des informations sur chacun, ainsi qu’une image, puis créer le Plan en fonction de critères aussi variés que : le niveau scolaire (on imagine des binômes d’entraide), les difficultés médicales (les myopes et les malentendants au plus près du tableau), les difficultés spécifiques (les dyslexiques, dyspraxiques, dysphasiques, dysorthographiques… ont leurs places dédiées), les caractères (on met devant celle qui ne supporte pas le bruit des autres, derrière celle qui craint les éclats de voix et le son des enceintes, que le professeur a tendance à pousser de façon excessive parce qu’il est un peu sourd, on isole l’agoraphobe, les agités, les bavards patentés…), mais aussi la taille (dans une salle en U douze élèves peuvent être placés sur un deuxième rang, mais il ne doit pas y avoir un élève plus grand devant eux). On crée des associations de noms, des échos : un Léo à droite, un Léo à gauche, puis on enchaîne : Cléo, Léo, Mattéo, Roméo… On déplace, on corrige, on s’inquiète, on peaufine encore…

 

On saura très vite si cela fonctionne. On le saura dans quelques minutes.

 

Le moment venu – nous y sommes, ils sont en place – tout va bien. Seule Mai-Ly ne joue pas le jeu, qui s’écarte d’Arthur, va jusqu’à s’emparer d’une autre table : le professeur connaissait son caractère, disons, bien trempé, mais comment aurait-il pu savoir que ces deux-là étaient en conflit depuis l’école primaire ? La douceur d’Arthur à côté de la rudesse de Mai-Ly, l’idée était séduisante mais ne résiste pas à l’épreuve du réel, il faut donc corriger.

 

Nous y sommes. Nous avons plongé, une vingtième fois, et c’est un tel plaisir de nager à nouveau. Poisson dans l’eau, comédien sur la scène, nullement rassasié de jouer à ce drôle de jeu-là. Il regarde avec toujours le même étonnement ces visages nouveaux qui remplacent ceux de l’an passé, comme les vagues sur la grève effacent les vagues qui les ont précédées. Parfois les fantômes des années précédentes ressurgissent sur les traits d’un petit frère, d’une petite sœur (Roméo : une version un tout petit peu diabolique d’Enzo, c’est évident – comme le diable et l’ange dans Tintin…) ; parfois le professeur se trompe, malgré le Plan, en appelant un élève par le nom de celui qui occupait sa place trois ans, cinq ans, dix ans auparavant – et prononcer le nom de celui ou celle qui n’est plus là le ramène aussitôt à la classe.

 

C’est aussi pour cela qu’elle est immense ; comme en mer on y navigue entre l’éphémère et la durée, en s’aidant comme on peut de la carte marine du Plan.

 

2 septembre 2019

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