La salle en janvier

 

 

 

I. M.

 

Sallejanvier2017

 

Bise sur la montagne, grésil et crêtes grises. Seul dans la salle sombre je fouille les vieux dossiers, les souvenirs, pour retrouver, huit ans plus tard, les traces et l’image de mon ancienne élève Alice.

Je me souviens ne pas m’être immédiatement souvenu qu’Anne-Claire était sa sœur et Paul son petit frère lorsque, quelques années plus tard, ils rejoignirent à leur tour la petite cohorte de mes élèves ; je me souviens m’en être souvenu ensuite, et avoir cherché, tout comme aujourd’hui – mais dans des circonstances anodines –, des traces alors moins anciennes.

Je me souviens d’Alice, du travail avec la radio, des « orangers », des critiques de films, de sa silhouette au premier rang − plus rien qu’une silhouette maintenant, et le mot de « fantôme » cette fois est bien approprié.

Sur le tableau blanc de la salle des profs le mot qui annonce son décès est resté. Elle avait vingt-deux ans. Est morte défenestrée (ce détail n’est pas mentionné, qu’on me murmure à l’oreille). Il n’est pas dans l’ordre des choses que mes élèves meurent avant moi ! Je repense à Marvin, quinze ans, assassiné, tabassé à mort, dont on avait trouvé le corps déjà décomposé au port du Larivot. Puis je ne pense plus à rien.

Il fait gris et froid. Dehors des adolescents courent pour rejoindre le collège parce que leur bus est arrivé en retard. Un professeur, moi-même, s’énerve parce qu’un élève n’a pas fait son travail. Le petit Paul de sixième, celui qu’enthousiasmait tant son arrivée au collège et qui me posait alors tant de questions, devenu plus tard grand troisième plus flegmatique, a repris je suppose le chemin du lycée, et sa grande sœur Anne-Claire − celle qui intervient dans ces lignes à propos du tableau de Hopper « Compartiment C voiture 293 » parce qu’ayant terminé son travail, elle avait pris un livre et lisait comme la jeune femme du tableau (c’était il y a au moins six ans) –, Anne-Claire de son côté doit être à la fac.

Vertige du temps, qu’on regarde de ces lignes comme on se penche à la fenêtre.

On a laissé les guirlandes au sapin du parking. Dans quarante minutes d’autres élèves prendront place dans la salle et il faudra parler. Peut-être pas parler directement d’Alice, mais parler de ces fenêtres qui peuvent nous sauver, qu’il faut tenir ouvert à la vie coûte que coûte, de ces fenêtres qu’aujourd’hui on maudit − de la vie que, toujours à tort (c’est ce qu’il faudrait dire), on maudit.

 

5 janvier 2017

 

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