Vigie, mai 2013

 

LE RÊVE, LA MUSIQUE, LA ROUTE

 

J’ouvre la fenêtre bien avant l’aube : un rougequeue juché sur le toit de la grange voisine attrape les papillons de nuit serrés autour du réverbère ; on observe un  moment ses circonvolutions pour avaler l’insecte.

On est passé tant bien que mal de la clarté du rêve à la confusion de ce qui devrait se présenter comme une réalité moins embrouillée. Dans le rêve, un supermarché présentait dans une sorte de grand hangar un arrivage de produits exotiques. J’ouvrais une papaye et retrouvais avec une grande émotion cette odeur autrefois familière. C’était tout à fait incroyable ! Je palpais la chair molle des fruits de l’arbre à pain et retrouvais pour la première fois depuis longtemps les sensations du jardin de Rémire. Mon obsession était de me procurer d’introuvables parépous, pour lesquels on me proposait des équivalents africains que je reniflais avec dédain car ils ne me donnaient pas satisfaction. On m’amenait alors une bouteille de ce punch coco dont je retrouvais le goût douceâtre, un peu écœurant ; de même avec une bouteille de liqueur de maracuja, et les maracujas eux-mêmes dont je pouvais sentir avec une grande précision le craquement des pépins et l’amertume dans ma bouche.

C’était grisant. Toutes les saveurs, toutes les senteurs de la Guyane m’étaient à nouveau accessibles. Et comme je savais dans le rêve que je n’étais pas revenu en Guyane, mais que c’était seulement l’illusion d’un arrivage de produits exotiques dans un supermarché qui me procurait ces sensations, il se dégageait du rêve quelque chose d’assez cruel. Je préfère néanmoins la cruauté de tels retours fictifs au rien du réel dans lequel je baigne en ce moment, et qui me fait pressentir que les prochaines années seront dures à passer. J’y reviens, je m’y réfugie peut-être, il y avait là une intensité que seule l’écriture de L’éloignement avait pu me procurer (pendant l’écriture du livre, ce type de rêve était devenu quotidien).

L’écriture, le rêve. Mais le déclencheur de ce mouvement là est à chercher encore ailleurs, dans la musique. La veille au soir, pris d’une certaine tristesse, et aussi parce que Léo manifestait avec une ardeur renouvelée son désir d’apprendre l’accordéon, j’avais mis un disque de forro de Nazaré Pereira. Les sensations de la Guyane étaient remontées alors comme c’est presque toujours le cas quand ce n’est pas un geste machinal mais une véritable nécessité intérieure qui me pousse à réécouter de la musique brésilienne.

La musique, le rêve, et l’écriture cheminent ensemble et me font cheminer sur la route plus intense de ce présent saturé de mémoire. Ainsi aussi, un peu plus tard, sur la vraie route prise dans le brouillard et la pluie, la vraie route mémorielle que je remonterai lentement en saluant au passage les silhouettes familières et mouvantes des châtaigniers qui sont aussi comme des rêves.

Parfois, dans de tels moments d’intensité, je m’illusionne assez pour penser qu’il faudrait revenir là-bas, comme s’il y avait là-bas quelque chose de plus qu’ici. Un retour bref, naturellement, permettrait de retrouver l’intensité des sensations. Ce qu’il me faut habiter, c’est cette nostalgie révélée par le rêve, cette blessure rouverte. La Guyane m’est précieuse aujourd’hui encore plus pour ses souvenirs, plus en tant que pays du passé-présent qu’en tant que lieu géographique à parcourir à nouveau. La Guyane, c’est ainsi que je peux appeler une partie restée assez sauvage, moite et verte de mon esprit, de ma mémoire.

16 mai 2013

 

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