UN ACCIDENT DE RÊVE
Tout ce qui est rare perd 90% dans la parole…
Henri Michaux, L’Infini turbulent.
Il faut faire vite car ce rêve qu’on pensait déjà fixé dans un récit qui n’était lui-même qu’un rêve de récit (cela arrive souvent), n’a été gravé nulle part ailleurs que dans la conscience du dormeur et, comme une fresque mise au grand jour par la brutale ouverture de la grotte qui la protégeait, s’efface maintenant que le dormeur a laissé place à un homme apparemment éveillé.
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Il fait beau. Je roule sur une route de montagne qui n’est pas la route habituelle : nous sommes plus haut, il y a ici de grands pins cembro et une vue assez vertigineuse sur un bourg qui ressemble à Martigny, en Suisse. Je suis cependant censé me rendre au collège. Tout en descendant, j’ouvre la fenêtre ainsi que ma bouteille isotherme rouge pour boire du thé. Soudain le bouchon m’échappe et tombe sur la route. Je le traîne sur quelques mètres (j’entends bien le raclement du bouchon sur la route) avant de m’arrêter à grand peine, car la route est sinueuse, étroite et parcourue par d’autres voitures qui montent en sens inverse et m’obligent à me serrer à droite. J’immobilise la voiture dans une ornière boueuse et sors pour ramasser le bouchon, que je retrouve intact. À ce moment-là, la voiture, dont le frein à main ne tient pas, commence à redescendre toute seule. Je cours assez négligemment, comme quelqu’un qui ne croit pas vraiment en la réalité de l’accident. Je regarde la voiture partir sur la route, puis s’engager sur un chemin privé qui remonte sur la droite jusqu’à un portail noir qu’elle heurte violemment après avoir écrasé un bosquet de rosiers. Elle repart ensuite en arrière, écrase à nouveau les rosiers, heurte un mur, puis repart en avant et heurte à nouveau le portail. L’avant et l’arrière de la voiture sont enfoncés. Au moment où la voiture s’apprête à repartir sur la route où d’autres voitures montent à vive allure et menacent de la percuter, je parviens à la rattraper et à reprendre le contrôle. Je redescends vers le bourg. Il faut que je la montre à M. Chappaz, notre garagiste de Guyane : lui pourra redresser la tôle…
Le rêve s’efface à mesure que j’écris, sans que je puisse sur le moment mesurer la platitude navrante et l’insignifiance totale de ce qui en est resté sur le carnet (qui cependant me permet dix ans plus tard de revivre ce rêve avec une précision étonnante), tant je suis encore sous le choc de l’émotion, a posteriori incompréhensible, qu’il a fait naître.
Puis d’autres images se superposent à cette première salve : la visite d’une centrale nucléaire, qui me scandalise et me permet de dénoncer le fait que les règles de sécurité les plus élémentaires ne sont pas respectées (ma mère ne me croit pas, et je me vexe) ; des cours que je n’ai pas préparés et qu’il me faut improviser face à des élèves inconnus ou venus de plusieurs années différentes mêlées par ma mémoire (« Qu’est-ce que c’est que ce bazar ? ») ; un ours des cavernes et un tout petit chien qui sort vivant d’une opération délicate et que je remets à sa maîtresse, comme si j’étais moi-même le vétérinaire en charge de l’opération ; un accident de dragon qui s’écrase sur une maison en Chine, et je dépose sur une table une certaine somme d’argent qui sauve la famille sinistrée…
Tout cela est très agréablement enfantin : ce sont des rêves d’enfant, des rêves comme en fait peut-être mon enfant en ce moment même.
Finalement — puisque la trame s’est perdue — je reviens à la route et à la voiture. Je raconte la première partie de mon rêve, restée la plus claire. Je m’étonne et je me réjouis de ce que la voiture soit presque intacte. Mais à mesure que je raconte, un autre scénario se matérialise sous la forme d’un nouveau rêve tout aussi réaliste que le premier, car je ne suis pas réveillé (ou, si je l’ai été un bref instant, je me suis rendormi). Cette fois, la voiture franchit le parapet, glisse entre les arbres, se retourne et, comme si le rêveur-narrateur que je suis contrôlait à distance une mise en scène, fait une série de tonneaux et s’écrase au fond de la combe dans un parking. Je la regarde s’embraser. Je reste accroché au rebord, pris de vertige, n’osant plus bouger.
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Au réveil, je reste troublé par la force d’évocation de ces images, qui se sont effacées trop vite pour que je puisse les fixer au moyen de cette plume trop lente. C’était là un condensé de sensations et de vie qui semblait plus réel que la plupart des moments de la réalité ordinaire. Le réveil ayant fait disparaître le rêveur, qui reste ici occupé à tenter de garder trace de cette réalité qui nous échappe ou nous trompe ? Je ne revois nettement que le précipice, les voitures venant en sens inverse sur cette petite route de montagne, et cet accident de rêve…
2 mai 2013