Vigie, mai 2013

 

« JE NE CROIS PAS, DÉCIDÉMENT… »

 

« Je ne crois pas décidément que nous ferons ce voyage… »

Fastes très éphémères, et plus spectraux encore que ceux de l’automne, des cerisiers en fleurs ballotés par ces averses de mai qui n’évoquent pas l’art du haïku mais une désolation plus intime, peu livresque. Le poirier malade se couvre quand même de fleurs à peu près stériles. Plus qu’au blanc de l’hôpital, l’arbre en fleurs fait penser à quelque broderie ancienne et trop chargée, d’un raffinement suranné qui tranche avec le blanc pur, éclatant, inhumain des crêtes encore couvertes de neige mais que commencent à cribler de triangles sombres la fonte tardive.

Les enfants jouent dans l’accord du printemps, me laissant à mes dissonances. Leurs cris. Leurs courses. Leurs rires. River monte vers la tombe du chat : « On va faire une petite prière à Chadek. » Clément : « Il est mort. » Et les trois de joindre les mains (je les observe de loin, sans être vu). Quelques secondes de silence, puis le gazouillis heureux des voix reprend, mêlé au chant d’une fauvette et aux notes éparses du carillon.

Un peu de vent. Une colonne de nuages sombres qui s’évase en un amas gigantesque au-dessus de la Chartreuse. On s’efforce de n’y voir nulle menace, de ne pas forcer le trait. En basse continue de chaque son, en arrière-plan de toute image, ces paroles de Jaccottet (encore): « Je ne crois pas décidément que nous ferons ce voyage vers… »

Vers ?

Ces deux colonnes sombres – l’une rongée de lumière, bancale, unijambiste.

Cet amas sombre, nervuré, strié, qui va s’élargissant, comme montant de deux cités en flammes ou d’un pays en guerre, ou de deux âmes en souffrance se mêlant, s’élevant. Une aile volante se promène le long de la ligne de crête à hauteur de nuages, et son insouciance à être là choquerait si elle n’était pas si fragile.

Toi aussi tu regardes de loin, autant dire : tu promènes ton regard, ne recevant de ce lointain orage qu’un souffle un peu froid qui annonce le soir, qui fait trembler les feuilles mais qui ne te chasse pas encore.

Les clarines au loin : on a donc enfin sorti les vaches.

Les enfants sont partis au Grand Creux, laissant tout l’espace aux oiseaux.

Les clarines.

La fauvette.

Le Grand Creux.

Les nuages.

La chambre d’hôpital.

Le traitement trop violent, la maladie toute puissante.

« Je ne crois pas, décidément… »

 7 mai  2013

 

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