Vigie, mai 2013

 

LE GRAND CREUX

 

L’orage est passé, les enfants jouent au bord du Grand Creux. À perte de champ les fleurs jaunes des coucous sont toutes tournées vers le soleil en un étrange rassemblement monastique : c’est le grand ordre des Coucous, qui reste rigoureusement ésotérique pour l’adulte.

Comme toujours on a choisi une place en retrait, en lisière mais côté bois, dans l’ombre des sapins. Pendant que les enfants jouent (à se faire peur, à éprouver leur vertige, à « mourir », disent-ils, en se jetant d’une branche pour se prouver l’un à l’autre qu’ils sont « les fils de dieu » — on surveille de loin), pendant que les derniers nuages de l’orage se dissolvent, pendant que les oiseaux s’affairent à la délimitation sonore de leurs territoires et à la construction ou à la réparation des nids (c’est dire si leur nomadisme, qui parfois nous fait envie, reste relatif), pendant que le printemps s’impose enfin, on tente de se laisser aller, de faire fondre le glaçon noir enfoncé dans le cœur. Et c’est bien étrange.

Le cerisier ne tente rien : il reverdit, il refleurit, puis il offre ses fruits. C’est sans effort que le hêtre se couvre de ces feuilles d’un vert tendre qu’on trouve, cette année, encore plus touchant que d’habitude. Le grand châtaignier presque mort s’abandonne aux pics et à l’humus sans renâcler. Par quelle aberration de l’évolution le bipède à une plume caché derrière ces lignes peine-t-il tant à suivre le mouvement ?

(Certains mythes évoquent bien cela : ainsi de ce conte africain dans lequel Dieu crée le monde en jouant de la sanza — et l’homme à la suite d’une fausse note. Ce mythe qui place l’Homme au Centre de la Création et en fait le gardien et le maître est probablement le plus étrange et, d’un certain point de vue, le plus funeste que l’on ait jamais raconté. On ne peut pas l’accuser d’avoir fait monter la démesure à la tête de l’homme, qui devait s’être déjà beaucoup enivré de sa propre puissance quand il a commencé à se raconter pareille histoire, mais il me fait l’effet d’une assez mauvaise plaisanterie.)

Ce qui fait obstacle n’est pas un si grand mystère ; et qu’une certaine ténacité pour lever cet obstacle soit nécessaire n’est pas non plus un secret (contrairement à ce que j’ai pu écrire dans un poème).

Se poser là. Avoir la volonté nécessaire pour que le vouloir s’épuise. Vouloir sans vouloir. Pratiquer avec opiniâtreté et exigence l’art de l’effacement. Laisser passer. Faire circuler en soi tout qu’il y a à voir. Laisser chanter, laisser venir le chant, laisser passer. C’est à ce jeu que je joue pendant que les enfants jouent. Ils se lancent des défis. Ils s’éprouvent. Ils mettent dans leur jeu et leurs rires une gravité inébranlables, qui conduisent l’adulte qui les surveille à maintenir la distance. Mon jeu à moi diffère du leur en ce qu’il est moins sonore (on dirait plutôt une embuscade, quelque partie de chasse à l’affût, une pêche sans ruisseau ni canne) ; mais il lui ressemble aussi par son sérieux. Il est pareillement fait d’explorations et d’aventures, de défis et de défaites.

Parfois le jeu des enfants me renvoie l’écho de mes propres jeux dans le parc de Ferney. Les fleurs des champs, le sous-bois parsemé d’iris mauves, la baraque abandonnée, le petit étang, je les revois et regarde ainsi à distance mon enfance, pareil à une sorte de revenant, ni vraiment là ni tout à fait parti (et conservant toujours en tête une petite part de vigilance paternelle, un peu comme le méditant consacre à l’attention au souffle une part de sa conscience). Mais à bien y réfléchir, l’adulte-revenant que je suis devenu était déjà aux côtés de l’enfant de naguère et lui tenait la main. Je m’embusquais dans le parc — la neige, ou la jungle des lauriers, ou la cabane près de la butte, ou le désert sombre de la forêt de sapins. Je gardais avec moi un livre sur les oiseaux, un stylo, un carnet. J’écrivais des poèmes sur les chouettes, à base de jeux de mots et de répétitions de sons. J’avais déjà bien ancré en moi ce goût de l’embuscade…

Peut-être était-ce par manque de vitalité (de cette vitalité dont les garçons qui jouent en contrebas semblent moins dépourvus). Peut-être toutes ces lignes ne cachent-elles que cela, et ce n’est pas glorieux. Mais peut-être ce manque supposé permet-il aussi de pointer du doigt cette plus grande vulnérabilité dont la conscience est à l’homme un problème aussi bien que le moteur et la base de toute activité créatrice, voire de toute vie « réellement vécue » ; il y aurait là une sorte de vase communicant entre le manque et une possible plénitude, entre le « défaut » moral et la « qualité ».

Puis soudain les enfants se taisent, parce qu’ils s’en sont allés plus loin, ont disparu, happés par le silence du sous-bois, avalés par la bouche du Grande Creux ou de la mémoire : ce passé, ce présent, cet ogre du printemps. On n’entend plus que le sifflement d’un merle et le souffle continu de la rivière grosse de la fonte des neiges et des derniers orages. On devait s’y attendre, mais c’est l’inattendu. On entend. Des aboiements lointains. Le grondement de la montagne. Le vent tourne la dernière page du carnet et l’on reste là, bientôt muet. On s’est tourné vers le Grand Creux, cette assez vaste dépression autour de laquelle s’enroule la forêt. On regarde éperdument les petites feuilles encore froissées d’un noisetier et ce jeune hêtre qui, en contrebas, dans la forêt qui s’est brutalement assombrie à cause de l’heure qui tourne et du nouvel orage qui déjà rassemble ses nuages, capture dans les mille mains de son feuillage neuf toute la lumière de cette fin d’après-midi de printemps, la fait resplendir et l’offre ainsi pour rien à qui en veut, à qui en peut faire quelque chose, à l’écureuil, aux plantes parasites, aux passereaux, et même à l’homme de passage.

2 mai  2013

 

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