Vigie, décembre 2013

 

 

 

LE MONDE BLEU

 

 

Décembre est net, clair et précis, presque printanier dans sa vigueur mais coupant et bleu comme la glace. Il abolit les nuances et ne permet pas de s’alanguir, ou pas longtemps ; les jours sont trop courts pour se permettre ces sortes de faiblesses. Dans la plupart des demeures on a orné d’arbres verts et de lumières bariolées ses longues nuits pour en conjurer le vertige, mais c’est aussi manière de réagir, de protester, d’anticiper par une sorte de coup de force la suite du grand cycle. Il y a ainsi en Décembre quelque chose du coup de talon au fond de la piscine, du poing serré, de l’éclat.

C’est encore aujourd’hui une de ces journées éclatantes qui, depuis plus d’une semaine, se répètent avec la stabilité obsédante d’un été inversé. Accoudé à la fenêtre je hume l’air froid pendant que le soleil passe par-dessus le sapin. Aucun nuage, aucune averse, aucun changement en vue, et s’il reste un peu de fumée qui voile le fond du paysage c’est parce que les paysans brûlent leurs champs. Malgré le soleil et ce relatif redoux (il fait plus chaud en altitude qu’en plaine, ce qui occasionne d’ailleurs de sérieux problèmes de pollution dans les villes), la neige ne fond qu’à peine et dessine sur le toit méconnaissable des courbes inédites qui suivent celles, plus sombres, de la montagne. Seule la comète blanche d’un avion fait un tout petit accroc au ciel bleu.

Les ombres aussi sont bleues, la neige nimbée de bleu, le sapin bleu.

Le monde bleu.

Nous y voilà.

Naturellement on aurait pu s’attendre, au vu de la saison et du paysage alentour, à ce qu’il soit plutôt question du monde blanc (qui lui est d’ailleurs si proche). Mais il faut avouer que ce n’est pas sans une idée en tête — une idée bleue — que j’ai rouvert la fenêtre et le carnet.

Les peintres préhistoriques, eux aussi, pénétraient dans les grottes avec à la fois une vive attention aux possibilités offertes par la paroi (qu’on qualifie très justement de participante), mais avec aussi une idée en tête : idée-bison, idée-mammouth, idée-cheval, idées polychromes de jaune, de rouge et de noir mêlés… Comment expliquer sinon la relative uniformité des sélections opérées parmi les innombrables associations que peuvent faire naître les lueurs des flambeaux projetées sur la roche ? Ce n’était pas les circonstances extérieures seules qui dictaient peintures, gravures et dessins, et ce n’était pas non plus la seule idée – mais la rencontre entre les deux ou, pour le redire une fois de plus, entre le dehors et le dedans, la parole et le lieu, l’humain et le non-humain.

J’ai donc une idée, ou quelques idées en tête.

Suivre l’alternance jour-nuit, intérieur-extérieur, lune-soleil, crispation-ouverture.

Décaler les cadrages, ne pas céder à la tentation de questionner toujours le même fragment de paysage.

Risquer des rapprochements, des raccourcis qui peuvent être hasardeux.

Aller au hasard, mais se calquer aussi, au passage, sans insister et en glosant assez librement, sur l’enseignement bouddhique des « cinq couleurs » [1].

Nous en sommes au « monde bleu ».

 

*

 

Dans la plupart des présentations du Dharma (l’ « enseignement de la réalité » ou, en extrapolant à peine, la réalité en tant qu’elle nous enseigne, le terme de « bouddhisme » étant un néologisme occidental du XIXe siècle pas très heureux), le monde bleu est celui de l’eau, de la vue et de l’hiver. Tout y est net, clair et précis comme peut l’être le trait d’une branche soulignée par la neige. La sagesse du monde bleu est dite « semblable au miroir » : la confusion des sentiments et les tergiversations intimes ne sont plus de mise, et l’on perçoit avec une même intensité et sans aucune distorsion les détails les plus fins aussi bien que l’ensemble. La pensée alors est comme un éclair ou un diamant : le monde bleu est le monde d’Akshobya, le bouddha bleu porteur du vajra (diamant) qui tranche dans le trouble ordinaire. Il y a en son sein « une certaine intelligence et un certain intellect qui agissent avec une précision et une clarté aiguës, ce qui rend la situation extrêmement maniable. » [2] Autrement dit l’idée est ici ce qui permet cette vue perçante grâce à laquelle on parvient à retrouver une direction et un élan.

Sans doute est-ce cet élan qui naguère m’avait séduit dans l’idée géopoétique et dans l’œuvre de Kenneth White, dont la froideur souvent hautaine était pourtant si éloignée du sentimental que j’étais — et l’impression, en grande partie trompeuse mais revigorante, qu’on est sorti de la cage psycho-sociologique pour entrer en rapport avec l’ampleur du réel. L’individu se met en retrait et le monde apparaît. C’est aussi cette sorte d’aurore que nous donnent à ressentir l’art pariétal, certains chants aborigènes, certains penseurs, certains poètes ou certains peintres au premier rang desquels on peut placer les maîtres japonais du haïku et de l’estampe.

J’ai accroché, sur le bleu de la pièce où j’écris, la reproduction de cette estampe d’Hiroshige.

 

Hiroshige1

 

Dans la dernière partie de sa vie, Hiroshige abandonne la douceur des scènes quotidiennes qu’il affectionnait pour peindre, en format vertical, le monde vu à hauteur d’aigle ou de grue. Certaines de ses estampes plongent le spectateur dans les tourbillons d’une tempête nocturne, et l’on sent le regard et le pas se perdre dans la neige. D’autres font franchir des ponts. Sur cette Vue du Mont Haruna sous la neige [3] un tout petit personnage bleu traverse une passerelle qui le mène à un temple au pied de la montagne. 

Ici se donne à voir le chemin du Vaste. Ici se manifeste une confiance sans borne en l’espace, en même temps que la lucidité étourdissante de l’idée : cela qui apparaît, et le geste mental qui rend possible cette apparition (Hiroshige n’a vraisemblablement pas visité les sites qu’il peint, mais… suit son idée).

Hiroshige2Ce qui me semble cependant sauver l’estampe de l’idéalisme, c’est peut-être entre autres le fait que le personnage qui franchit le pont n’est pas seul. Il monte vers le temple et s’éloigne du spectateur (la position de sa canne en atteste), mais il y a non loin de lui deux autres personnages à peine visibles. Un regard trop hâtif m’avait d’abord laissé croire qu’eux aussi allaient au monastère, et je croyais même discerner la silhouette d’un vieillard suivant son serviteur (et pourquoi pas Matsuo Bashô lors de son ultime voyage sur la « sente étroite du Nord profond » !). Mais il n’en est rien : ces deux-là ont déjà croisé le voyageur solitaire et redescendent.

Ce pont, cette hauteur, ce temple et même cette montagne, il est inutile d’en faire tout un plat ! Même pris dans la neige et le vertige d’un paysage inouï, on continue d’aller et venir à petit pas, en se saluant, en s’aidant de sa canne. Hiroshige a changé d’échelle et met davantage l’accent sur le vaste, mais il n’en gomme pas l’homme pour autant : il le remet à sa place, à sa place au sein de l’espace. Il n’arrête pas le mouvement. 

C’est naturellement dans l’arrêt du mouvement que se ferme le monde bleu. La « sagesse du miroir » devient alors inhumanité glacée, colère, refus, repli. L’idée, qui permet si aisément de « rendre la situation maniable » (Chögyam Trungpa), devient idéalisme et supplante l’expérience qu’on a de la réalité. La carte n’ouvre plus sur le territoire mais devient un instrument de possession. Le système que l’on s’était construit se détache du monde pour fonctionner à vide, dans l’ivresse de la pensée toute puissante [4]. Il convient alors de penser sa propre limite et de laisser la place à d’autres modalités d’être. Il convient de revenir à une certaine humilité. 

Deux petites silhouettes allant en sens inverse peuvent y suffire.

Ou bien, constater simplement que l’heure passe, que cette neige qui a ensauvagé le toit de la maison fond maintenant à vue d’œil, et que la tonalité n’est déjà plus la même.

Ne rien figer.

Ne pas laisser l’idée l’emporter sur la réalité qui l’excède.

Ouvrir, fermer, ouvrir.

Toujours reformuler, car c’est la force de la parole poétique que de ne pas se laisser enfermer dans les dogmes du déjà-dit.

C’est cette exigence-là qu’il s’agit de tenir, jour après jour, dans la polyphonie et la pluralité des mondes. 

 

15 décembre 2013

 

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[1] Les pages que j’ai consacrées ici ou  (ou encore par ici et par-là) à cet enseignement s’inspirent du séminaire Le mandala comme figure poétique du monde donné par Fabrice Midal à Martigny (Suisse) en juin 2011. Toutes les extrapolations hasardeuses sont naturellement de ma propre responsabilité.

[2] Chögyam Trungpa, « Aperçu des cinq familles de bouddhas », in Mandala, un chaos ordonné, traduit de l’américain par Richard Gravel, éd. du Seuil, coll. « Points Sagesse », 1994.

[3] La Vue du Mont Haruna sous la neige (36×24.5 cm, galerie Janette Ostier, Paris) est la 26ème estampe de la série des soixante-neuf Vues des sites célèbres des soixante et quelques provinces du Japon publiée entre 1853 et 1856 par Hiroshige Utagawa (1797-1858). 

[4] Relisant ces lignes deux ans plus tard, je ne peux que constater à quel point elles anticipaient sur la franche rupture survenue ensuite avec K. White, assez clairement visé…

 

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