Vigie, décembre 2013

 

 

 

SOLSTICE D’HIVER

 

 

Matin calme. Accueillie à branches ouvertes par l’ombre du vieux poirier la lune décline doucement à mesure que le soleil rallume les nuages de lueurs chaudes et que la vallée s’éveille.

Cette journée courte, prélude enlevé à la plus longue nuit, on la voudrait nimbée d’une aura particulière, plus grave, plus froide, plus intense : n’annonce-t-on pas un peu partout dans le pays que « c’est l’hiver qui commence » ? — En vérité, c’est encore et d’abord la lumière qui triomphe. Il y a décidément dans la débâcle qui s’accélère quelque chose de  printanier. Les bourgeons des lilas gonflent déjà. Même les oiseaux se sont remis à chanter — deux grives draines roulent leurs vocalises depuis la cime du sapin, un pinson s’égosille…

On a souvent de l’hiver une vision caricaturale qui abolit les nuances, un peu comme le terme « moyen âge » renvoie dans le langage courant à une époque uniformément arriérée. Le « moyen âge » occidental a duré mille ans. Si les XIVe et XVe siècles ont été marqués par des pestes et des guerres dévastatrices, le XIIe siècle, par exemple, peut être considéré comme une première Renaissance (dont témoignent notamment les œuvres éblouissantes laissées par Chrétien de Troyes). Il y a de même, au cœur de notre hiver, mille printemps cachés — et toutes les saisons mêlées en toutes nos saisons.

 

La journée cependant s’avance, les feuilles mortes que masquait la neige réapparaissent et avec elles des couleurs et des sensations automnales. J’ai déjà évoqué le printemps mais ce grand ciel bleu dans lequel les avions ne cessent de dessiner des tracés trop rectilignes que les vents d’altitude se chargent de brouiller, évoque aussi l’été. (Le bleu estival me semble toutefois plus sombre, vaguement inquiétant, parce qu’il y flotte souvent une ombre grise qui laisse percevoir quelque chose de l’espace alors que le ciel d’hiver reste d’un bleu pâle que je ressens — j’ai conscience ici du caractère excessivement subjectif de mes remarques — comme plus protecteur.)  Sous nos latitudes, en cette région du monde aux changements bien affirmés, c’est ainsi que se tisse quotidiennement la trame des saisons…

Il est regrettable que se soit imposé dans notre calendrier un découpage sommaire en quatre saisons que l’on fait désormais commencer à leur apogée : équinoxes de printemps et d’automne, solstices d’été et d’hiver [1]. On a abandonné l’infinie complexité des saisons vécues pour ne retenir que le seul critère astronomique de la hauteur du soleil, ce qui est certes pratique pour établir des repères fixes, précis et généralisables — autrement dit pour organiser le temps et maîtriser la nature — mais semble décalé par rapport à notre réalité terrestre.

Novembre, paysage de neige et de givre absolument hivernal. L’enfant prend à témoin le  calendrier et, désignant avec désapprobation la nature et son père, déclare que « c’est quand même l’automne ».

Pour justifier son retard à venir régler un problème de chauffage, mon plombier préféré me parle du froid qui est venu « avant la saison d’hiver ». Il est vrai que mon poste de vigie montagnarde me fait vivre avec plus d’acuité l’arrivée des saisons, mais je prends à mon tour la terre à témoin : l’hiver, comme chaque hiver, n’a pas attendu le 21 décembre !

Ailleurs et partout, pour savoir s’il va pleuvoir un homme regarde son IPhone plutôt que les nuages gris qui arrivent à toute vitesse sur lui en grondant…

Dans notre contexte d’acosmisme pathologique, il serait bon d’adopter un découpage plus fin dont le modèle pourrait être le calendrier « luni-solaire » japonais, dans lequel les saisons commencent un mois et demi avant les solstices et les équinoxes (c’est également le cas, paraît-il, dans la tradition britannique). On commencerait ainsi à guetter et donc à percevoir les signes de l’automne, par exemple, aux alentours du 7 août (ce qui est souvent évident en montagne). Les kigo des poèmes japonais, ces mots-saison très codifiés, permettent en outre de distinguer trois autres périodes (début, milieu et fin) à l’intérieur de chaque saison. Le premier mouvement de l’hiver commence le 7 novembre et s’achève le 6 décembre, après quoi vient le milieu de l’hiver, dont la phase finale se déroule entre le 5 janvier et le 3 février. Même s’il faut se garder en ce domaine de tout systématisme, c’est là un bel outil pour entrer richement en rapport avec le chatoiement des saisons.

 

Rebattre nos cartes, rectifier nos tracés pour moins d’exactitude morte mais plus de vérité vivante, rouvrir les yeux sur le dehors, redevenir ces guetteurs que nous avons toujours été, ce pourrait être les prémices d’une nouvelle aurore ou, tout au moins, l’espoir d’un petit printemps dans notre grand hiver…

 

*

 

En attendant, c’est  bel et bien aujourd’hui le solstice d’hiver, et donc l’occasion de scruter avec une attention particulière les variations de la lumière. Ces éclats. Ces dernières lueurs sur les arrêts-neige du toit. Cet orange éclatant qui frôle les bouquins. Ces tracés délirants dans le ciel strié qui semble « marquer » davantage et plus longtemps que d’habitude (à moins que le trafic aérien, en cette période de vacances, ait soudain décuplé). La flambée cependant ne dure pas. Quelque chose s’affole, quelque chose se hâte, charbonne encore puis s’éteint. La longue nuit est là…

 

 

21 décembre 2013

 

 

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[1] Je voudrais ici saluer, avec une profonde gratitude, M. Paul Junod, qui fut mon professeur de français au Lycée du Parc à Lyon et qui déclarait à ses élèves : « s’il n’y a qu’une seule chose à retenir de tout mon enseignement, retenez que solstices et équinoxes ne marquent pas le début mais l’apogée des saisons ». Ce fut entendu. 

 

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