Route, novembre 2012

 

 

 

REMONTER LA RIVIÈRE

 

 

Chaque jour je descends et je remonte la rivière de cette route de montagne luisante de feuilles mortes sur lesquelles les gouttes d’eau éclatent dans la lueur des phares. 

Virages. Lueurs. Traits obliques de l’averse. Route déserte, hameaux sans éclairage. Des pans de brume, et, quand on passe sous les arbres, le crépitement de grêle sur le toit de la voiture. On n’y voit goutte, on avance un peu en aveugle. Lueur jaune des réverbères d’Arvillard. Un panneau signale le passage piéton, sans piéton. Changement de propriétaire au bar du Val-Pelouse, éclairé, illuminé, absolument désert. Cette ruelle touchante sous l’averse et la nuit, cette maisonnette barrée du panneau « à vendre » : « hameaux déserts et destinées dérisoires, décors futiles… ».

Passé Arvillard on s’enfonce un peu plus dans la forêt trempée. Rochers argentés, blêmes plutôt, recouverts de mousse, affaissés le long de la route comme des animaux morts. L’allée un peu inquiétante des arbres penchés sur la route. Cette route, comme un voyage en barque. Cette parole, ce soliloque, comme une adresse, une réponse, une missive à un poète absent. Signal rouge au croisement de la petite route qui disparaît dans les feuilles. Brouillard. Si je percutais soudainement un grand cerf et roulais dans le ravin, ces paroles seraient les dernières, qu’on pourrait retrouver, réentendre peut-être, et mes enfants garderaient du phrasé de leur père une trace bien étrange !

La route étroite, avec ses ombres, ses grands sapins penchés, cette alternance de brouillard (de la nuit dans la nuit), d’éclaircies (une sorte de clairière, comme la lueur blanche d’un réverbère ou de la lune sur la place d’un village), de pluie et de feuilles mortes. Vibrations, craquements. Flaques de feuilles rousses ou jaune pâle.

Arrivée dans la nuit : grondement du torrent et monastère éteint.

Le torrent gonflé des eaux de la nuit. Le chemin chaotique. Sous-bois ruisselant, bans de brume dans l’aube froide ; on traverse cela dans un cocon de protection ouatée. Les bêtes, elles, sont trempées (un chevreuil au passage de la voiture dresse les oreilles, regarde, détale). Un rapace s’envole pesamment, dont on suit le vol et qui bizarrement parait nous attendre, se posant de branche en branche et de poteau en poteau devant la voiture — une buse, peut-être engourdie par la nuit froide ? Novembre et la neige précoce n’ont pas arraché la beauté automnale, mais juste fragilisé.

« Céder le passage » ? On cède volontiers. On apprend à céder, on courbe l’échine et l’on se glisse par la Chaz…

En ce matin mouillé de novembre aux rares cheminées fumantes, aux arbres perdus dans le brouillard de la combe, aux vieux murs gris, aux vieilles ornières, aux vieilles forêts brouillées de vieille brume, on exerce son regard. Sur la route rien n’est banal. On salue les lumières qui luisent maintenant aux fenêtres de ces demeures inconnues, précieuses des vies qu’elles protègent et du regard que l’on pose sur elles. On salue ce vieil homme qui enfile devant sa voiture un imperméable couleur crème, ces bêtes (moutons, chevaux et vaches) trempées, cette vallée faussement familière, toujours à reconnaître, à apprivoiser, dans le contact intermittent de l’œil et de la voix.

« Interdit sauf riverain » — comme si en effet seuls des passages répétés en ce lieu pouvaient en permettre l’accès (pour peu que l’habitude n’en ait pas tout à fait recouvert la vue).

Le marin savoyard marche sous son parapluie le long des ornières qui débordent ; lui descend, moi je monte, et nous nous saluons.

Soudain une tendresse émerge de ce vallon découvert, de ces crêtes enneigées sur lesquelles il neige encore, de l’envol des merles et des geais, des bêtes trempées. « Bienvenue au Verneil » — la prévenance de ces signes qui nous accueillent, nous mettent en garde contre les virages dangereux, les risques de dérapage, ou nomment les chemins, candidement émeut.

C’est ici que j’ai vu, le mois dernier, quatre cerfs traverser. Je me suis arrêté et je les ai regardés passer. Quatre cerfs galopaient sous la pluie. Quatre cerfs et la pluie m’ont relié au plus vaste, au plus ample, au très noble et très haut mouvement. Quatre cerfs que j’ai vu s’éloigner à travers la vitre de la voiture arrêtée, sous l’averse battante. C’est ce jour-là que j’ai décidé d’écrire avec la route, avec cette route banale (si peu banale) de mon quotidien, ainsi que je le faisais lorsque j’étais encore enfant que je m’essayais à l’écriture…

La voiture passe dans l’œil du chat oranger comme le sillage d’une barque.

 

6 novembre 2012

 

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