Route, novembre 2012

 

 

 

PAROLES DANS LE BROUILLARD

 

 

1.

 

Matin de brouillard. On roule ainsi à travers un paysage confus. On aperçoit parfois un chat blanc tapi dans l’herbe trempée, des silhouettes animales ou humaines, des panneaux étranges. Du panneau d’obligation de port des chaînes de neige n’est restée que la partie inférieure qui proclame : « sur routes enneigées »! Rien du tout sur routes enneigées. Plus de route. Et ce matin aussi, déjà, plus de route.

J’écris dans le brouillard. J’écris dans l’air. Sans stylo et sans papier. J’écris dans l’air. Cette tentative de faire de l’écriture une pratique aérienne autant que quotidienne grâce à laquelle je pourrais peut-être ouvrir un espace d’attention et d’accueil en lequel se mêleraient le dedans et le dehors, la route intérieure et la route extérieure, le brouillard de novembre et l’inquiétude du cœur. Tenter ainsi chaque matin ce va-et-vient entre les perceptions et les sensations, les émotions et la météorologie ! Ouvrir un espace d’accueil à toutes les circonstances, à toutes les situations. Cette écriture dans l’air permet peut-être une rapidité plus grande, et néanmoins on s’aperçoit que même à ce rythme rapide la parole reste toujours très loin du mouvement des choses. La phrase commencée on a déjà laissé derrière soi ce bouleau doré dont la silhouette perdue dans le brouillard nous a un instant enchanté. À peine entamé ce virage dont on aurait voulu dire un mot, qu’on est déjà sur une ligne droite. La répétition de cet exercice me laisse cependant espérer que je parviendrai à terme à rendre compte de ces heures d’intervalle, de ces heures de trajet, de ces heures vaines (comme on dit des terres situées en altitude qu’elles sont des terres vaines, inutiles pour l’agriculture, inutiles pour l’homme).

C’est aussi une situation où de manière tout à fait exceptionnelle l’écrivain se trouve en réel danger d’accident, d’anicroches, de chute, de blessures, de mort ! Une partie de l’attention reste à la route, une partie de l’attention à l’exercice lui-même — tout comme, dans la méditation, une partie de l’attention est portée sur le souffle et une autre, qu’on espère la plus importante (encore que l’espérance ici soit probablement de trop) sur la simple vacance.

Toujours ces bouleaux dorés. Traversant ainsi ce paysage, on ne peut se défaire de cette sensation de domination que donne la puissance du véhicule. La parole, elle, est plus fragile qui ne parvient pas à coïncider avec ce paysage trop rapide. Des flashes. Deux chevaux qui s’épouillent. Un camion. Quelques restes de neige. Le brouillard se dissipe, s’écarte au moins. Je ne me souviens plus du nom de ce village que je traverse pourtant chaque jour. Je le traverse en étranger, en touriste, en homme étonné. Ces volets rouges, cet érable aux feuilles presque bordeaux, le vol d’une corneille qui se pose sur les crêtes des arbres nus. Presle ! La maison au beau jardin juste au bord de la route. Le ballet des merles. Et toujours ces taches jaunes que rehausse le gris du ciel. Tout cela n’a pas grand sens, tout cela ne fait pas un poème, et je traverse en distrait ces choses vues, que cette parole dans l’air ne me permet pas à laquelle cette parole dans l’air ne permet pas de me raccrocher. Le lien un instant entrevu se dissipe, comme le brouillard s’est dissipé, comme la rosée sur la toile de l’araignée au premier rayon du soleil (soleil qui d’ailleurs, ici, ce matin, ne se montre nullement). Passage dangereux, passage de batraciens aussi, par-dessus ce pont entre Presle et Arvillard. Beaucoup de verglas ici en hiver. Les mélèzes, deux mélèzes : l’un tout à fait somptueux, l’autre déjà décharné. Malgré la neige précoce, l’automne a tenu bon.

Il y a foule ce matin au bar du Valpelouse. Un instant je m’imagine attablé parmi ces gens. Image fugace. Il y a aussi foule à l’arrêt de bus, à Arvillard, où les collégiens reprennent comme moi le chemin de l’école. Un instant je m’imagine comme un des leurs, assis sur le goudron humide. Image encore plus fugitive, assez artificielle au fond. On passe en Isère. Ce qui m’étonne, c’est cette trop rapide randonnée, cette traversée trop rapide, comme une cavalcade effrénée là où le pas du marcheur aurait convenu. L’impression ainsi de ne pas être en rapport avec sa vie, et décalé. La tentation est grande, dès lors, de s’abstraire de cette réalité et de partir soit dans des rêveries, soit dans des distractions. La différence d’ailleurs est faible. Les dos d’âne, les passages étroits, dangereux, sont une occasion de retour. De cette ligne droite sur laquelle la voiture file à presque 80 kilomètres heures, si peu de choses à dire. Un ciel gris, traversé de trouées blanches. Les corneilles, toujours, dans les champs détrempés, où broutent des chevaux transis. Transis est peut-être exagéré. Allevard, que brouille la fumée de ce qui semble être un incinérateur. Petite lueur éclairée dans la maison fermée. Toujours émouvant, cela.

 

 

2.

 

Les deux mains appuyées sur la vitre

le bébé regarde

la cour du collège

 

 

3.

 

De nouveau sur la route, et aucune parole ne vient. Comment éviter les clichés, les redites : ces arbres nus, ces arbres festoyant de couleur, ces tourbillons de feuilles et d’ornières débordantes ? Je refais à rebours le chemin de l’allée, et déjà je constate à quel point mon regard s’est émoussé. Je n’y suis plus, je n’y suis pas. Sans doute l’effort trop tendu ne me permet pas de reprendre le fil du poème, et pourtant il me semble que me menace tout aussi bien le risque de ne plus faire d’efforts, de me laisser aller à la conduite ordinaire des jours, de me laisser ballotter d’une pensée distraite à une autre pensée distraite au plus loin de toute idée de cap. Entretenir malgré tout cette parole sans objet qui tourbillonne dans l’air comme les feuilles ou comme la fumée ou les girouettes sur les toits de certaines maisons, entretenir malgré tout cette parole guettée par les clichés et les redites, me donne malgré tout l’illusion d’un certain courage — ou bien c’est simplement manière de mettre à distance la distraction, car ce serait si simple d’enclencher le disque et d’écouter une voix amie qui dirait à ma place ce que je ne sais dire, ce que je ne sais voir.

Les visages des enfants dans la cour de l’école primaire d’Arvillard en passant, voilà qui toujours touche, qui nous renvoie à l’enfance, à nos enfants, au temps de l’enfance dans ce qu’il a de plus poignant, de plus intime, à ce qui fait profondément que l’on maintient cet effort de dire. Les rapports avec ce grand châtaignier à la sortie du village, ce grand châtaignier jaune orangé maintenant de plus en plus dépouillé, sont moins poignants, mais quelque chose là aussi furtivement effleure, comme l’ombre portée d’un plus vaste amour m’effleure encore lorsque s’ouvrent à nouveau cette vallée, ces champs, ces prés, ce paysage alpin où les arbres sont soit tout à fait nus, soit jaune ou rouge et où seuls les sapins conservent désormais leur parure vert sombre — ainsi que, de temps à autre, le lierre.

 

7 novembre 2012

 

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