Vigie, février 2015

 

 

L’INCENDIE

 

 

 

 

Et les granges et les villes… et les portes et les livres…

tout ce qui porte un nom brûle.

 

Dominique A, « Marina Tsvétaïeva »

 

 

D’abord je n’entends pas les cris, la voix qui m’appelle. Comme chacun à cette heure je vaque à mes occupations quotidiennes – en l’occurrence je joue la chaconne de Pachelbel, dont rien ne saurait me distraire. Puis ces mots me parviennent très distinctement, qui aussitôt glacent le sang et font poser et même oublier l’accordéon : « Le feu au village. »

Des siècles de panique qui remontent, quand on entend cela.

Ce pourrait être un cauchemar, mais le cauchemar cette fois est à la fenêtre : ce panache de fumée grise qui se fond dans le brouillard, assez épais ce matin, et enlève tout contraste et même tout caractère esthétiquement spectaculaire à la scène. Ce grand incendie qui est en train de dévaster la maison d’Alice et Alex (une semaine qu’ils étaient occupés à des travaux de rénovation), vu d’ici, n’est qu’une gros dragon gris qui crache du brouillard…

Mais les flammes redoublent, s’élèvent, percent le gris, commencent à lécher les façades alentour. Les pompiers sont sur place, mais l’eau n’arrive plus. La fumée s’assombrit, que les gens de la vallée doivent voir de loin maintenant – on entend d’ici les conversations : « C’est au Villard. » 

Les habitants rassemblés le long de la route partagent leur effroi. 

On se rassure en se disant qu’il n’y a, dieu merci, pas de victimes. 

On dit, on répète : un court-circuit. Ou bien : c’est sous contrôle, maintenant (en fait, ça ne l’est pas encore, et il faudra attendre plusieurs heures avant que les pompiers n’annoncent que le village est sauvé).

On se serre.

 

Quand on rentre chez soi – le feu toujours pas éteint, les pompiers en lutte sur les toits enneigés du village – tout a un goût de cendre. On va reprendre la musique quotidienne, bien sûr : on tâchera d’y mettre encore un peu plus de ferveur dans les graves. 

Au dehors on entend, très atténués, une sirène, le grondement des pompes, un camion qui passe, une vibration sourde. Les enfants vont d’une fenêtre à l’autre et regardent les pompiers campés sur l’arête du toit, l’éclat brillant des casques, les flèches des flammes qui commencent à s’émousser. Le feu, le bon feu qui les fascinait derrière la vitre close de la cheminée, ils en mesurent soudain la puissance et la férocité. 

Pas de refuge qui tienne. 

Finalement, de nos efforts ne restent que des ruines : charpentes effondrées, fenêtres béantes, maisons décapitées; et pour ce qui est des partitions et des bouquins, mieux vaut ne rien en dire : leurs lambeaux volent dans le brouillard comme le souvenir de nos morts.

 

*

 

La journée cependant continue à se consumer doucement. Comme il n’y a plus de courant chacun rallume sa cheminée, et l’on voit la grande colonne de fumée sombre qui continue à s’échapper de la maison détruite peu à peu entourée des petits traits tremblants des feux apprivoisés. 

Les enfants, comme les chats, se sont installés devant la cheminée et s’inventent des histoires en regardant l’effondrement  des bûches.

« T’es pour le feu ou le bois ? Moi, je suis pour la cendre. Et toi ?

– Je joue pas. »

 

On pense aux voisins, on s’inquiète, on hoche gravement la tête, pour une fois pas bavard. On flotte un peu à côté du temps ordinaire. Et puis déjà on semble entendre, comme en sourdine : « C’était le jour de l’incendie, tu te souviens ? »

 

*

 

Dans « Repos dans le Malheur », Henri Michaux évoque la « lumière du Malheur », qu’il accueille, à qui il dit de s’asseoir, et qu’il appelle finalement son « vrai théâtre », sa « cave d’or », sa « vraie mère », son « âtre ».  On n’a pas à inviter le malheur : il vient, il est là. Mais si on ne lui tourne pas le dos, si on ne tourne pas le dos à ceux qui souffrent et à ce qui, en nous, saigne toujours, il se dégage alors de lui une autre chaleur, une autre lumière étrangement fraternelles. On se découvre tous semblables, unis au moins dans la fragilité…

 

17 février 2015

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