Vigie, juin 2008

 

 

 

L’ÉTERNITÉ À LA TABLE

 

 

 

 

Fin de journée caniculaire, toutes fenêtres ouvertes on entend les grillons chanter dans la nuit comme s’ils habitaient la maison. L’enfant, énervé par une trop longue sieste (et levé bien avant six heures, il faut dire, à cause de la fenêtre cassée qui empêche de fermer le volet), l’enfant joue les prolongations dans le joyeux bazar des vêtements d’été exhumés des cartons de Guyane et qu’on s’évertue à ranger. Il court encore après son ballon, se blottit contre ses parents pour implorer, tel le condamné de la chanson à son bourreau, « encore un instant de vie »… Hier il a franchi le cap des vingt mois et des six dents — deux autres sont en train de percer aussi, tout au fond.

 

L’année scolaire se termine, dernière heure demain matin. Autant dire que c’est l’année du retour qui se trouve ainsi bouclée, pliée, rangée, bientôt remisée dans le placard de la mémoire et des carnets. On travaille à l’aménagement des combles, aux derniers préparatifs. L’été n’apportera pas l’insouciance, mais peut-être mieux que cela.

 

Ce dimanche, la longue marche avec Léo dans mon dos jusqu’au col de la Frêche depuis la Chapelle de Prodin en passant par le Refuge de la Grande Montagne a illuminé je crois tout le séjour de la vallée. Je revois la longue et pénible montée dans la forêt, puis l’ouverture des alpages et la première marmotte ; la neige qu’on traverse et l’enfant qui la touche en s’écriant : « né, né ! » (onze ans plus tard il s’agacera de ce qu’on lui rappelle ses premiers mots d’enfant) ; les chevaux qui boivent l’eau glacée du bassin et l’enfant qui s’en éclabousse ; ce gros mulot qui nage dans le lac aux grenouilles ; mes parents avec nous qui marchent, ma mère au franchissement du col qui porte même l’enfant endormi (je m’étonne qu’elle soit encore aussi vaillante en montagne, mais la pensée que de telles randonnées avec eux, avec elle, puisse un jour ne plus être possibles, étonne encore bien davantage, et continue d’étonne quand, le temps ayant passé, ma mère étant morte, je constate que cela n’arrive plus qu’en rêve, que tout cela ne semble même avoir été qu’un rêve dont il reste si peu) ; et puis, surtout, et ce n’est pas dicible, les prés couverts de gentianes de Koch, notre retour parmi les fleurs.

 

Notre retour parmi les fleurs.

 

(Ici haut, ici bas, en un sens : l’éternité !)

 

24 juin 2008

 

 

 © Lionel Seppoloni, tous droits réservés.

 

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