Route, juillet 2015

 

 

 

 

UNE SCÈNE VIDE

 

 

 

La première partie du film d’Hitchcock L’homme qui en savait trop (dans son remake américain de 1956) est rythmée par plusieurs séquences pendant lesquelles les personnages, filmés en plan rapproché, ne font rien d’autre que parler à l’occasion d’un déplacement en calèche. Ce sont des scènes « vides », un peu comme on parle de plans « vides » pour désigner, dans les films d’Ozu, certains plans sur le paysage qui ne semblent vus par aucun personnage et ne se rattachent qu’indirectement à l’intrigue (ainsi discrètement fragmentée, trouée, agrandie…). Dans le film d’Hitchcock (qui n’a pas la liberté poétique d’Ozu), ces scènes offrent au spectateur distrait un résumé commode, mais elles permettent aussi aux personnages de s’extraire brièvement de l’action en prenant du recul.

Ainsi peut-être de ces sorties de route…

 

*

 

Paysage jaune et vert, brûlé par la chaleur de ce juillet caniculaire que les récents orages ont à peine reverdi. L’averse de la nuit a laissé quelques traces : coulées de boue, feuilles arrachées, gravillons balayés, derniers nuages pâles accrochés sur les crêtes. Il fait moins chaud, les nuages ménagent des tâches d’ombre et des lumières plus douces qui annoncent les prochaines nuances de l’automne…

Route bordée de signes, et de bêtes aussi : les vaches, les chevaux, les poneys et les ânes (hier deux poneys et un âne y baguenaudaient librement) et, à l’entrée de Presle, ces chèvres chamoisées dont la robe, d’un beau brun fauve brillant comme un marron, est un bienfait pour les yeux.

Route bienfaisante à cause de la robe des chèvres et à cause de l’or des meules au soleil : peintre, je poserais aussitôt mon chevalet ici (ce serait du déjà peint, je sais, mais pas vu et pas peint par moi, en ce jour, à cette heure, ce qui est suffisant pour justifier le plagiat, la redite…). 

Route bienfaisante, même passées chèvres et meules, dès lors qu’on la parcourt sans souci de la tâche qu’on a laissée ni de celle qui nous attend à l’arrivée – ce film ordinaire, cette intrigue faite de corvées domestiques, d’achats, de travaux, etc. La route ouvre (peut ouvrir) une parenthèse dans l’histoire comme le poème dans la prose, la danse dans la marche, la musique dans la masse des sons ou le voyage au cœur d’une vie sédentaire. 

Les charognes, cependant, ces charognes qu’on ne peut pas s’empêcher de voir en roulant (un chaton au crâne écrasé, un lapin aux pattes raides, un renard tout sanglant), ramènent la quiétude de l’escapade à l’inquiétude qui continue de gronder en sourdine quelles que soient les scènes du film, et qui annonce la brutalité de cette fin qui en aucun cas ne saurait être le « happy end » hollywoodien (le couple américain incarné par Doris Day et James Stewart retrouvant leur enfant), qui n’aura pas même la douceur des fins multiples des films d’Ozu qui semblent in extremis rouvrir le champ des possibles, et qu’on tente comme on peut, mais assez vainement, de contourner. 

 

25 juillet 2015

 

 

 

 © Lionel Seppoloni, tous droits réservés.

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