Vigie, juillet 2009

LES HISTOIRES

Minuit. Les palabres du soir se prolongent, que l’on relance dans l’espoir de saisir encore quelques bribes du passé, du présent. Les histoires de ma grand-mère fusent, précises comme des feux d’artifice, et j’admire plus que jamais ce sens inné de la narration qu’elle a et que je n’ai pas du tout (je préfère les arrêts sur image, là où elle excelle dans la progression et l’entrecroisement rapide des récits).

Ce soir elle revient à l’histoire de son départ en train l’année de ses douze ans, ces 500 km qu’elle parcourt toute seule pour une destination quasi inconnue. Sa mère l’a envoyée rejoindre une vague tante, je crois, chez qui elle doit servir de domestique. Deux jours elle reste à dormir à la gare, avant que les gendarmes ne la repèrent et l’amènent jusqu’à cette dame chez qui l’attend un autre et pire calvaire. Pendant que cette femme travaille à l’usine et passe le week-end avec son amant sans aucune attention pour la petite esclave qu’elle nourrit peu mais maltraite beaucoup, ma grand-mère doit s’occuper du ménage et de l’enfant de sa « tante ». Elle finira par s’échapper au bout de quelques mois et refera tant bien que mal le voyage du retour.

La voici confrontée à la cruauté de sa mère Olga, elle-même victime d’un mariage arrangé avec un homme un peu simplet qu’elle n’aime pas, qu’elle manipule, qu’elle exploite au profit de sa propre famille et contre ses enfants. Ma grand-mère défend son père et ses propres intérêts avec la hargne qu’on imagine, tant elle lui est restée.

Elle parle de ses deux sœurs trop soumises. Elle raconte encore l’histoire de la plus jeune, Anna-Maria, devenue folle après la mort de son enfant sur la tombe duquel elle allait dormir…

Elle raconte l’histoire de Léa, la plus âgée : un mariage d’amour heureux, un enfant ; puis le cancer du cerveau de son mari (la torture de traitement, le crâne ouvert, le père aveugle à qui son jeune enfant amène le pot…), la mort de l’enfant, le remariage avec le beau-frère, la déchéance.

Les histoires s’enchaînent, se répondent, se précisent comme dans un roman médiéval. Voici celle de Cédric, l’enfant battu à qui ma grand-mère servit un temps de mère. Puis encore celle du premier lit, qui revient tout le temps…

On s’enfonce dans la nuit parmi toutes ces histoires qu’elle seule sait et peut raconter.

*

Plein soleil sur la terrasse du sud. Ciel sans nuage, ballet des martinets dont les ombres noires en forme de faucille frôlent le toit. Parfois un train qui passe ou un camion couvre un instant l’appel des tourterelles. (Relisant ces notes je ferme un instant les paupières et c’est comme si j’y étais.)

À la place de l’ancienne usine du Réservoir (que j’ai connue, qui a été détruite et rasée) il y a maintenant une sorte de marécage où croassent les grenouilles vertes. Léo les guette, puis joue longuement avec les restes d’un jeu de « tir aux pigeons » (car mon grand-père chassait…) auquel je jouais moi-même à son âge…

Hier soir mon grand-père allongé sur son transat regardait les martinets (il y a un nid caché sous la gouttière d’en face). Aujourd’hui on s’apprête — et c’est un événement — à partir tous ensemble au restaurant, avec mon grand-père et ma grand-mère : ce sera naturellement la dernière fois et c’est tout à fait troublant de penser que c’est encore possible.

Les visites s’enchaînent : Lorette et Alexia, Ludo et Marlène, Julien, Valérie, Chantal. Les malentendus, la séparation des mondes, le manque d’écoute et toutes les barrières imaginaires, infranchissables, de la mauvaise insouciance, font oublier ce que mon grand-père et ma grand-mère ne peuvent plus oublier : que le temps est précieux, que le temps est compté.

On retrouve les histoires. La souffrance passée, la souffrance des autres − pour ne pas dire la souffrance du présent, la maigreur, l’aigreur, la peur de l’avenir ? Pour se rassurer ? Pour dire que tout cela a quand même un sens ? Pour transmettre quoi ?

J’écoute sans distraction (quelques moments d’absence quand certains épisodes se répètent sans variations, ce qui est plutôt rare) et je trouve du sens à cela. Je viens donc de cet enchevêtrement d’épines…

Du côté de ma mère, des souffrances si vives qu’on ose à peine les évoquer − je ne saurai jamais vraiment, dans les détails. Du côté de mon père, à Monte del Lago, la souffrance aussi mais une fuite, un bond en avant, la révolte, la rébellion méchante d’une fille contre sa mère, contre un système. Il ne faudrait pas pour autant faire de ma grand-mère une héroïne, ce qui serait facile et faux, car la fuite de ma grand-mère restera inachevée : les moyens ont manqué. Le cœur. La distance. Ces avantages évidents que procurent les études, avec la capacité à réfléchir abstraitement et, peut-être, à s’ouvrir à d’autres manières de voir. À la génération suivante ces obstacles sont levés…

Le bouleau tremblotant auquel j’aime m’identifier a poussé sur ce bon terreau, presque trop riche pour un bouleau. Le gros du travail (assurer des conditions de vie matériellement, affectivement, psychologiquement et intellectuellement satisfaisantes) a été fait en amont, tant mieux pour moi. J’ai tout ce qu’il faut pour faire un arbre épanoui. Venir ici c’est aussi en prendre pleinement conscience (sans pour autant m’emmêler dans mes « racines »). Établir des ponts.

Je repense à ces familles d’exilés ou de clandestins que j’ai côtoyées en Guyane, à tous ces Brésiliens pour qui l’échappée en Guyane parfois se transformait en cauchemar. À Gourdon il y a cinquante ans, c’était mon grand-père et ma grand-mère qui tentaient cet exil, mais le vent était plus favorable. Merci au vent.

*

Après-midi de fournaise, on rentre repus du restaurant où ils n’ont qu’à peine mangé et guère pu apprécier la saveur de l’instant, mais qui servira de support à des souvenirs embellis. Déjà on parle du repas du soir et de ce qu’il faut préparer.

Je pense à V. devenue paysanne : manière de boucler la boucle de l’histoire familiale ? Tout de même il est rare de changer de vie. La plupart des gens suivent sans volonté une ligne droite qui semble tracée d’avance, tout en rêvant plus ou moins de chemins de traverse. Elle, a eu le courage de briser la cage des habitudes. Si elle se plante, ce sera au moins son plantage à elle. Elle aura fait ce qu’il fallait, elle aura essayé.

Je n’ai pas envie de suivre des chemins de traverse. Me suis assez perdu. Ne souhaite rien d’autre qu’aller plus loin sur la voie entrevue dans l’enfance, oubliée, redécouverte. La rupture sans doute, mais méthodique.

Se travailler soi-même, miner l’illusion au lieu de la mimer, s’ouvrir et s’oublier.

Avancer tant qu’on peut, tant qu’on peut et jusqu’à ce que le cœur flanche.

Aller jusqu’au col, rouvrir peut-être la piste pour d’autres, pour d’autres vies, pour maintenant, pour plus tard.

Semer sans certitude concernant la récolte − pour le plaisir du geste.

*

Noté pour mémoire, sur la route du retour, le tout premier concert de Léo a lieu à Riom aux rencontres Marc-Robine : Jean Vasca a retrouvé le chemin de la scène, et c’est un grand bonheur que d’être là avec lui, après beaucoup d’années…

Montluçon, 14 au 18 juillet 2009

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