Vigie, juillet 2009

CARNETS DE L’ÉVEIL

Un oreiller de mousse, un matelas de mousse, tout ce qu’il faut pour atteindre l’éveil ?

Rumeur de la rivière et stridulations des criquets, toutes les questions se dissolvent dans cette symphonie.

Chaos de cailloux, souches sectionnées, mille morts et mille renaissances.

La nature de bouddha ? C’est ce ciel dégagé, cette souche, ces rochers, cette mousse.

Assis au soleil, juste assis, savourant le soleil.

Un papillon passe. Un coup de vent. Une fourmi.

Un battement. Le cœur. La page.

Les arbres du verger grandiront, fructifieront, après moi, après nous.

Aujourd’hui comme hier je meurs et je renais, plus fragile, plus conscient.

Aujourd’hui je renais plus conscient.

J’entre en refuge : ce chemin sans chemin qui s’ouvre parmi les sapins.

*

Soleil de juillet sur la Chartreuse. Assis dans la lumière du matin je savoure la légèreté du thé, de l’été ou de l’être. Ça papillonne, ça bourdonne, ça ruisselle, ça souffle, ça vie.

J’ai dans la tête ce soleil, ces paroles vives qui m’ont fait trembler de reconnaissance et ravivent les souvenirs.

J’ai dix ou onze ans. Je marche dans la neige devant les trois tours du lycée Louis-Armand. Sensation étrange de ne pas sentir les limites de mon corps. Qu’est-ce que je suis ? Où est-ce que je suis ? Je sens que je suis, mais ce « je » est traversé de tant de neige… J’écris un des premiers poèmes où j’essaie de dire cela : « Un grand vide ».

L’été de mes douze ans cette sensation de vacuité me revient plus souvent, non pathologique ni chiquée mais profonde et vraie. La sensation d’un décalage ou d’un mensonge aussi, entre les mots et les choses, entre ce que je comprends et ce que je ressens. J’en parle à Françoise dans la voiture, au Portugal, et c’est si important que je passe outre l’odeur asphyxiante de la cigarette. Il faut en parler, dénoncer ce mensonge… Elle ne comprend pas.

Je lis alors le livre de Kenneth White acheté à Uzès : Mahâmudra, et cette phrase qui me bouleverse : « Lorsque l’esprit ne trouve plus aucun lieu où se fixer, là est le mahâmudra » (le « grand geste », dans la traduction – inhabituelle, trop littérale − adoptée par White). Je ne comprends pas mais un monde s’ouvre.

L’adolescence dans une certaine mesure provisoirement le referme. Ces failles, ces doutes, cette quête qui s’amorce, on en fait où j’en fais une sorte de maladie. Dire que le psy ne comprend rien à rien avec son pauvre triangle familial, est une aimable litote. Et moi non plus je ne comprends rien. Je prends le doigt pour la lune, les livres pour la voie. Je m’embrouille et m’égare.

Été 96, je reprends un chemin. Ce chalet dans les Aravis, ces semaines de retraite pendant lesquelles je marche et j’écris. Cela fait de la place, une ouverture qui permet la rencontre. Un mariage. C’est merveilleux mais ce n’est pas suffisant.

Je pars sept ans en Guyane. Là encore je perds, je rabote quelques fantasmes, deux trois rêves, l’illusion de l’ « ego », j’expérimente la perte jusqu’à d’autres formes d’égarement. Je reviens avec quelques plumes en moins, et ma plume émoussée. Dorénavant je me tais. C’est bien. Mais ce n’est pas suffisant.

Retour à la montagne, à Beauvoir quelques mois avant l’installation au Villard de La Table. Exaltation. Rien ne peut être mieux, en un sens. La maison dont je rêvais dans ce coin de montagne, la maison que je portais dans mon cœur depuis l’enfance et Nathalie, toujours là, aimante et vivante ; mon fils Léo qui grandit et en qui s’incarne toute la beauté, toute la fragilité du monde ; ce métier d’éternel débutant que j’aime et qui m’apporte une raison sociale (voire une justification éthique) et ce qu’il faut d’incertitude, d’imprévu, d’exposition au réel (sans quoi le confort endormirait peut-être); mes parents et mes grands-parents sont encore là, aimants et vivants ; c’est une période de longues marches dans la montagne tout autour de Beauvoir : tout cela est merveilleux, mais ce n’est pas suffisant.

Le centre de retraite et d’étude du bouddhisme tibétain de Karma-ling est à quelques minutes, à vol d’aigle, de la maison de Beauvoir. On finirait par croire au destin. Je m’y suis rendu avec confiance et sans rien attendre. La parole vive, nullement dogmatique, de lama Wangchouk, n’ouvre aucune porte fermée : elle est le courant d’air frais qui signale à l’hésitant qu’il n’y a pas de porte, et qu’il faut juste mettre un pied devant l’autre pour reprendre tranquillement le chemin. Bien sûr, si j’avais su… Si j’avais entendu avant, le parcours aurait été différent. Que de détours pour arriver ici.

Mais ici, ça papillonne, ça bourdonne, ça ruisselle, ça vit, ça meurt − sans drame, sans histoires, simplement.

On s’étire. On a envie de dire merci. Merci au vent et à la parole d’avoir soufflé dans une direction favorable. D’être là tout de même, en ce jour si fragile, et tellement chanceux, on en pleurerait de gratitude. Ce ciel, un bienfait. L’appel du rougequeue, le tremblement des bouleaux, le mugissement des pelleteuses même, le vrombissement de l’abeille ou sa piqûre : le monde, pour un temps, n’est que bienfaits victorieux.

Trois aigles tournent, tournent dans le ciel bleu, puis disparaissent.

La conclusion provisoire de ce voyage de sept ans, c’est ici que je l’écris sans encre ni stylo.

C’est encore beaucoup de paroles en l’air sans doute, qu’on file oublier sur l’oreiller moussu d’une sieste estivale…

Karma-Ling,  18 au 22 juillet 2009

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