Les chemins du Sauvage (Ardèche, mai 2015)

AU PONT D’ARC

(toute la mémoire du monde)

Au bord de la rivière et de la vie des autres, peu enclin au tapage et à l’insouciance vacancière (mais pas davantage au mépris), oiseau nocturne un peu éberlué (les peintres de Chauvet ont bien saisi ma silhouette dans l’argile de la grotte il y a trente-six mille ans), je regarde et j’attends.

Les enfants jouent dans le sable et l’eau verte, totalement pris dans les tourbillons de leur éternité enfantine. Odeur de chips et de buis, de tabac et de thym, brouhaha touristique, éclats, éclaboussures, plongeons. Depuis les anfractuosités des falaises des oiseaux nous surveillent. Un petit corvidé que je n’identifie pas (choucas des tours ou crave ?) en dégringole, file en vrille, rase la pierre, frôle le vol plus tranquille d’un pigeon puis remonte en flèche dans le ciel atone où planent deux milans royaux. Des cohortes de canoës bariolés passent, dont les occupants laissent tremper la main dans cette eau verte que je ne considère qu’à distance – et je ne doute pas du fait qu’ils sont mieux placés que moi pour vivre vivement la rivière. Quand ils arrivent sous le grand portique naturel du Pont d’Arc (que je n’ai pas vu tout de suite à cause des aulnes qui le cachaient – et je comprends enfin pourquoi il y a ici une telle cohue) ils poussent parfois de grands cris, comme le font aussi les passagers des bateaux-mouches à l’approche d’un pont à Paris…

En quarante-mille ans la vie d’Homo sapiens, à l’instar du climat, s’est beaucoup adoucie semble-t-il. Nos ancêtres aurignaciens n’en croiraient pas leurs yeux. Peut-être fallait-il cette plus rude existence qui était la leur pour atteindre la beauté absolue des peintures de la Grotte Chauvet. Nous voici à un âge où elles peuvent nous toucher : les époques antérieures n’auraient pas pu les recevoir (des textes attestent de la connaissance des dessins de Rouffignac, en Dordogne, dès le moyen âge, mais la découverte de l’art préhistorique date du tout début du XXe siècle, comme si elle correspondait à une nécessité tardive mais profonde). Ces peintures, ces gravures, ces œuvres et ces traces nous touchent parce que nous devinons en elle ce que nous avons perdu, ce qui nous manque, qui est si loin et pourtant à portée de main.

Comment renouer avec la beauté sauvage du monde ? Comment retrouver la beauté, le sauvage et le monde ? (Quel que soit l’acharnement avec lequel on tente de trouver des pistes de réponses, quelle que soit la somme de savoir et de savoir-faire qu’on a accumulée pour relever le défi, il me semble qu’il convient d’avancer pas à pas, avec une grande prudence et une humilité à toute épreuve, tant il est évident qu’on ne peut plus agir qu’à l’échelle de l’individu et que cela ne sera jamais suffisant. À chacun bien sûr de trouver sa propre façon pour, à l’instar du colibri de Pierre Rahbi, « faire sa part ».)

Je ne crois pas qu’il suffise de descendre les gorges de l’Ardèche en canoë ou en kayak comme le font tous ces gens casqués – encore que cela puisse être une étape, une façon de renouer, sinon avec le monde, au moins avec le mouvement du courant et toute une riche palette de sensations fluviales. On a paradoxalement besoin d’intermédiaires, de passeurs, et cela ne se fait vraiment, j’en ai peur,  que ponctuellement et par surprise (c’est ce que je constate si je considère honnêtement le peu que je peux vivre, et j’éprouve à l’égard des tenants de l’extase systématique une suspicion grandissante : il n’est pas si facile de sortir de soi).

Werner Herzog a fait sur la grotte Chauvet un film « en trois dimensions » qui avait momentanément brisé en moi cette distance qui habituellement nous sépare de la réalité. Emporté par ses images, ses musiques et ses mots  j’étais descendu dans la grotte, en moi et jusqu’aux confins de notre humanité où les distinctions individuelles s’abolissent. C’était sans emphase, avec humour parfois, mais aussi sans retenue, et tellement ample et grave ! Il y avait, depuis l’Aurignacien célébrant par ses fresques le mystère de la source jusqu’aux savants à l’étude et au simple spectateur du film en passant par le réalisateur du film, une évidente continuité, un même éblouissement qui passait.

Cet éblouissement, je l’ai peu ressenti lors de la visite de la réplique de la Grotte Chauvet. Peut-être parce que je l’attendais trop. Peut-être parce que c’était beaucoup trop rapide, trop « touristique », trop grand public pressé (il fallait laisser la place aux autres groupes, c’est normal). Peut-être parce que c’était trop parfait, trop réaliste, ou d’une perfection trop visible. Peut-être à cause de tout cela, et peut-être encore parce qu’on est rarement à la hauteur de ce qui nous est donné (comment l’être face à un tel travail ?).

Cela ne remet nullement en cause l’admiration que je peux ressentir devant la réalisation des scientifiques, des artisans et des artistes, non plus que la nécessité d’une telle réplique. J’y retournerai, bien sûr, comme je retournerai je l’espère dans les grottes ornées véritables qu’il est encore possible de visiter.

Mais de cet outil formidable, j’ai surtout vu l’insuffisance. Tous ces incroyables efforts ne nous rapprochent pas de ce qui faisait la force de la culture aurignacienne, pas plus que la reconstitution d’un monastère tibétain du XIIe siècle avec ses tangkhas et ses bouddhas dorés ne permet d’entrer en rapport avec ce qui reste éventuellement de vif dans la tradition tantrique. On en sortirait même pour un peu dépité, intimidé – et nous, maintenant… seulement capables de copier…

Je regarde une dernière fois cette ultime fresque des lions chassant un troupeau de bisons : cette décomposition du mouvement, cette assurance dans le dessin, cette expressivité des regards, cette précision du trait, cette aisance dans l’art de tirer parti du relief de la paroi et de la mobilité des éclairages (fixes pendant la visite, et c’est dommage).

Il faudrait repartir guetter les bêtes, aiguiser son regard, crayonner, graver, scribouiller d’autres lignes que celles que je trace ici pour dire mon dépit et peut-être le dépasser – Robert Hainard l’a fait, et d’autres avant et après lui.

Allongé sur le sable en ce paysage millénaire où le primordial pourtant devrait nous appeler à une autre, à une haute exigence, je ne vois que corps lourds ruisselant dans l’avachissement de la sieste, indifférence au monde, et chacun dans sa bulle graisseuse…

Me touche pourtant encore, profondément et au-delà des mots, le geste de ce père qui soudain soulève son tout petit bébé vers le ciel et le fait rire aux éclats, et puis comme en écho le rire des enfants que ni la foule, ni aucune de mes tergiversations n’atteignent et, partant, le trouble plus anonyme, plus inhumain, de cette odeur de buis qui tient bon face aux odeurs de frites, les jeux d’ombres des feuilles sur le sable, le flux de la rivière et le gris clair des falaises qui cachent dans leurs flancs (mais on n’en perçoit qu’un souffle, un souffle qu’il faut suivre en creusant peut-être jusqu’au trésor…) toute la mémoire du monde.

Gorges de l’Ardèche, Pont d’Arc, 14 mai 2015

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