Route, août 2015

 

 

 

« CULTIVER LE SAUVAGE »

 

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Tout commence, tout recommence plus vite, plus tôt.

Tout commence, tout recommence ce matin de fin d’été qu’on dirait de plein été. Naturellement on a peine à croire qu’il soit si tôt et qu’on soit reparti. La pleine lune qu’on regardait briller et rouler le long de la crête cette nuit s’efface à l’horizon, cependant que se hérisse et s’étire l’échine du Grand Chat. Les talus ont été bien rasés, les fossés nettoyés, quelques portions de route raccommodés, la rambarde refaite à neuf. Ici ou là quelques bogues de châtaignes, quelques feuilles jaunes aux bouleaux, disent l’automne. Un blaireau écrasé gît gueule ouverte en plein milieu de la route…

Sur cette route meurtrière qui tient ouverte sa plaie dans la forêt et les champs, on va donc tenter encore de « cultiver le sauvage » (c’était là le bel intitulé d’une rencontre organisée à Bruxelles en juin dernier, à laquelle j’avais participé d’une manière remarquable…).

Le sauvage, c’est le monde sans nous. C’est la forêt qui regagne les prés abandonnés par les troupeaux des hommes. C’est l’espace, la lumière, les forces anonymes qui traversent le monde. C’est le blaireau pas encore écrasé…

Le sauvage ne se cultive pas, c’est évident. Sitôt cultivé il n’est plus le sauvage. Mais ce qui peut et doit être cultivé c’est notre rapport à lui, devenu si ténu, si distant, si problématique, si mortifère (beaucoup ne voient même pas ce que je veux dire quand je parle de lui). Proclamer la nécessité de cultiver le sauvage c’est avant tout appeler à une réorientation de la culture, c’est-à-dire de l’ensemble des recherches et des productions artistiques et intellectuelles. Dans le domaine confus, où confusément nommé, de la spiritualité, on ne peut plus se permettre des pratiques acosmiques, détachées du monde naturel (on ne sait même plus le nommer…). Dans le domaine des lettres il faudrait rendre à la poésie toute sa place, car c’est sa tâche propre que de renouer les liens de l’homme avec le monde par les mots.

À mon tout petit niveau j’ai tenté comme j’ai pu de cultiver le sauvage. C’est ce que je raconte dans L’éloignement, à travers trois figures d’Indien (l’indien lui-même si éloigné au fond du sauvage, et depuis déjà bien longtemps, mais qui en reste néanmoins un petit peu plus proche de nous). Quand je reprends ma route ordinaire comme ce matin, je ne parle pas « pour passer le temps » (ni « pour me rendre intéressant ») mais pour faire le point sur ce qui me rapproche ou m’éloigne du sauvage, et pour tenter de privilégier ce qui m’en rapproche.

Pour tenter de voir: ces toutes petites pommes rouges et vertes qui pointent sous le tissu léger des derniers jours d’été; ces volets bleus pervenche derrière lesquels le ciel aussi est bleu pervenche. Pour tenter de vivre ce plaisir de la vitesse (modérée) dans la ligne droite et sentir ce bon vent que je provoque dans les talus. Pour humer au mieux l’odeur du bois en passant devant la scierie et saluer encore la pâle pleine lune qui vient de disparaître derrière Bramefarine.

Sauvage bien domestique dira-t-on, sauvage d’un faux sauvageon avachi dans son char ? Sauvage à ma portée, à mon niveau, humble peut-être mais surtout pas détaché de la réalité ordinaire d’une vie ordinaire.

Je reprends la route et j’écris pour cultiver en moi ce sauvage. 

 

31 août 2015

  

 

 

 

© Lionel Seppoloni, tous droits réservés.

 

 

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