Au fond d’Aussois (1998-2015)

 

 

 

ELLIPSES

 

Aussoisjuillet2013 

 

De ces retrouvailles-là je n’ai aucune trace, aucune image. Seulement quelques souvenirs (le givre sur la toile de la tente, le repas dans le froid), et ces lignes :

La pluie. Toujours la pluie, la nuit. Les bagages sont entassés dans le séjour, les préparatifs de l’escapade s’achèvent. Demain soir on repartira en Vanoise malgré le temps instable. On retrouvera Aussois. On espère ressentir par là-haut une liberté nouvelle, saluer les marmottes, les chamois, les bouquetins, enchanter le bambin, ravir les sens, gravir les cimes, respirer, savourer, écouter le crépitement de la pluie sur la toile de tente dans la nuit, retrouver la montagne baignée de soleil au matin… Qui sait ?

Et puis, plus loin :

Avant-hier on a revu les marmottes et Aussois, retrouvé le froid sous la tente, ces sensations familières, l’air piquant saturé par le parfum des rhododendrons.

Année après année Aussois restait un repère, comme un cairn laissé sur les chemins de la mémoire, et l’on se disait qu’il faudrait y retourner quand on pourrait, quand le temps… quand le temps…

 

Juin 2009

 

*

 

C’est une surprise pour mon anniversaire : monte dans la voiture – où allons-nous ? – Tu verras…

Le parking au pied du barrage. Les rhododendrons en pleine floraison, et les enfants qui courent sur le même sentier que naguère. Mes parents sont venus, ma mère est là qui marche avec nous d’un bon pas et qui regarde la Dent Parrachée prise dans les nuages, le lac de retenue, le pierrier aux marmottes. Il reste quelques névés et le temps n’est pas aussi beau qu’autrefois, mais ma mère marche bien, je m’étonne de la voir si vaillamment avancer alors que c’est, je peux le pressentir, notre dernière commune escapade en montagne.

Je ne l’aurai jamais vue comme une vieille femme (j’aurais, en un sens, préféré). La perruque masque la maladie et lui permet d’arborer en toute circonstance une coiffure impeccable. Si la souffrance est quelque part dans ces images, c’est au-delà des crêtes, du côté des orages à venir, hors-cadre. Ici l’herbe de juillet est d’un vert riche, et l’on bavarde bien paisiblement – sa voix sonne bien, sonne clair, ainsi qu’elle a toujours sonné. Le vent du col ne l’affecte pas.

On s’assoit un instant devant les ruines de l’ancienne ferme dont les pierres sont couvertes de lichen orange, et l’on regarde les marmottons. Les enfants jouent, les sommets sont barrés de nuages et le vent courbe les hautes herbes parsemées de trolls d’un beau jaune lumineux.

Promeneurs, promenez, le chemin du Fond d’Aussois est sûr, et ce cul-de-sac qui ne donne sur aucun point de vue (il faudrait monter jusqu’au col) offre ce qu’il faut de protection contre les souffrances du monde.

On marche, l’herbe est douce, la terre est souple, le pas et le bâton s’y enfoncent souplement, tout simplement, et mon dieu que c’est bon d’avancer ainsi ensemble…

Franchis la passerelle, passe le torrent qui n’emporte pas que les eaux froides des derniers névés. Souris pour la photo devant la linaigrette et puis, assieds-toi à la table du refuge. Tu as froid, maintenant, parce que le vent s’est levé qui déchire imperceptiblement les drapeaux de prière tibétains et que c’est la dernière halte de la dernière escapade.

Tu manges une tartelette à la myrtille, pas très bonne.

Tu as froid.

C’est fini, il te faut repartir, happée par le brouillard comme tous ces jours heureux dont tu n’as pas gardé trace et qui gisent maintenant quelque part entre deux pages, entre deux failles, tombés dans les ellipses de notre histoire…

 

18 juillet 2013

 

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