AUTOUR DU HAÏKU
Vent dans les bouleaux
cris des criquets, du casse-noix
deux heures au clocher.
Voici maintenant trois jours que nous sommes installés ici, juste au-dessus d’Aussois. Hier nous avons marché, flâné quatorze heures, passant par le fond d’Aussois et remontant jusqu’à la Pointe de l’Observatoire à un peu plus de 3000 mètres. Départ à l’aube au cri des casse-noix – c’est le « geai des neiges » au plumage marron moucheté de blanc et au bec puissant. Bonheur extrême de la marche à travers ce paysage qui n’en finit pas de s’ouvrir, de forêt en alpage, d’alpage en rocailles. Douleur de la marche quand l’air commence à se faire rare et que je constate que, passé 3000 mètres, je peine à avancer, que je suffoque même, gagné par une étrange torpeur (les trecks himalayens ne sont pas faits pour moi, et je reste un simple promeneur, un arpenteur d’alpages en été, autant dire un touriste).
Temps superbe d’été qui se prolonge. Du haut de la Pointe de l’Observatoire, assis les jambes dans le vide, nous observons. Le vent siffle sur les ailes des chocards. Chaos de rochers, de glaciers, de lacs et de pins minuscules, bribes de ciel bleu plein la tête.
Sur le chemin du retour nous retrouvons les bouquetins. Un vieux mâle aux cornes imposantes est allongé sur un rocher, à l’écart, qui se lève, avance vers nous en broutant au passage, dérape un peu ; sans doute ne passera-t-il pas l’hiver.
Le vieux bouquetin
m’a regardé d’un air doux
puis s’en est allé…
Dans les alpages du Plan plusieurs dizaines de grasses marmottes détalent mollement à notre approche. Nous les regardons se toiletter, faire des cabrioles dans l’herbe rase, faire mine de s’enfuir… L’hiver approche et elles sont énormes, parées pour hiberner. Ce sont, pour elles, pour nous (pour elles plus encore ?) des jours heureux, des jours d’insouciance.
À neuf heures du soir nous dévalons la dernière pente et nous effondrons devant la porte du chalet, épuisés et heureux. Je note sur le carnet la liste des oiseaux observés : accenteur, casse-noix, merle de roche, etc. On sent le vent tiède qui souffle dans les bouleaux et les pins en direction de la montagne. Une marmotte crie encore dans la nuit, la mémoire. De grandes masses de nuages gris s’amassent au-dessus des crêtes, annonciateurs de quoi ?
La vallée obscure
avale les derniers feux
halo de la lune.
Quel géant se penche
sur le village endormi ?
la montagne noire.
Neuf heures au clocher
mais le grillon de l’été
ne songe à dormir.
Tête contre épaule
ils devisent en silence
le Pic et la Lune.
Vent dans la vallée
mais le grillon de l’automne
ne songe à mourir.
*
Barrage d’Amont
entre la cime des pins
la dent Parrachée.
Ce sont des chèvres là-bas
ou des chamois albinos ?
(La brebis répond.)
Aiguilles de pierre
entre les aiguilles de pins :
tu me piques, paysage !
Eau verte, pins verts
en septembre
fais donc provision de vert.
L’ombre sur le mont
alerte la sentinelle –
nuage qui passe.
Est-ce que c’est l’automne
qui a couché les tarines
dans l’herbe roussie ?
Tombé de la pente,
un rocher l’a remontée –
c’était un mouton !
Soleil enluné
sur le cirque dénudé –
tourne et tourne l’aigle.
*
Ce matin de brume
une odeur de bois mouillé
monte de la terre.
Ce matin de brume
la vallée et la montagne
sont même blancheur.
Quel oiseau fouineur
picore la brume épaisse ?
l’averse d’automne.
Neuf heures au clocher
mais le soleil reste au lit
bouleaux dans la brume.
Clarine en sourdine
d’herbe en herbe brume et bruine
ont brouté le pré.
*
Le haïku est une façon de revenir à la sensation un tout petit peu avant qu’elle ne soit interprétée, voire déformée par l’intellect qui ne cesse de plaquer du « connu » en lieu et place du bel inconnu.
D’abord, sentir. Noter pour sentir, seulement pour cela.
Ensuite, faire le tri pour éventuellement partager ce qui semble partageable – le plus important étant cette expérience même de retour à la sensation, certes pas moins trompeuse que l’idée mais peut-être plus proche de la terre, de l’arbre, du moment et du lieu dont l’idée peut aussi bien nous rapprocher que nous éloigner (et dont la pente naturelle est l’éloignement).
Voici les traces.
Yeux bandés, guidé comme un enfant, redécouvrir les proportions.
Tronc d’arbre sec, chauffé par le soleil, tout rongé d’insectes.
Crépitement d’eau de l’écorce, comme quand on marche dans les feuilles sèches.
Chaud du tronc, froid de la pierre.
Flap, flap, crô, crô, fait le corbeau en passant.
Pandas maladroits perdus dans la forêt pentue, Yvan et Serge tentent de grimper aux arbres.
Odeur de résine.
Maintenant, écoute.
Cri-cri des criquets, pressé, affolé, roulant dans l’aigu.
Rumeur générale.
Tac-tac-tac-tac-tac-tac-tac…
Silence.
Froissement d’herbes.
Rumeur de cascade.
Les travaux dans la vallée.
Un coq au village !
Une voiture, un pic, et ton ventre qui gargouille.
Quelqu’un quelque part coupe du bois.
Chant du troglodyte.
Ce que je pensais être deux sons émis par deux criquets différents est en fait le chant à deux voix d’un unique insecte, qui s’arrête, qui gratte à nouveau sa guitare, frotte son violon – un orchestre à lui tout seul.
Ce bourdonnement furtif : un frelon tout proche, une tronçonneuse lointaine ?
Frisson des bouleaux : le vent du torrent monte de la faille.
Sur la crête nue, l’ombre d’un grand corbeau – nuage qui passe.
Claquement clair. Entre mes mains s’est brisée l’écorce du pin.
À chaque coup d’aile, l’aigle devient un peu plus couleur de nuage.
Sur la poussière du chemin, sans faire de bruit – blancheur du bouleau. (Pascal)
Un trait noir ouvre le ciel : un grand corbeau passe. (Nathalie)
Si près des crêtes, l’aigle royal – et pourtant. (Jean-Marc)
Dos à dos les deux grands bouleaux regardent la montagne sombre. (Nathalie)
Le corbeau regarde sur le col le vieux glacier à la barbe mal taillée.
Halo de la lune au soir, halo de brume au matin, au-dessus des bouleaux. (Yvan)
Quel est cet oiseau sur la crête ? – Pas un corbeau – jamais je n’ai vu de corbeau. (Serge)
De l’autre versant les nuages en fumée passent la crête – il faut redescendre. (Serge)
Une fumée fuse de la montagne pelée – nuage s’étire. (Nathalie)
Juste le bruit de l’écorce, si fragile entre mes doigts, quand à l’aveugle je joue. (Serge)
À l’eau du torrent un corbeau se désaltère ; son regard guette, furtif. (Yvan)
Écorce sur le sol, la robe chue sur l’épaule – parfum de résine. (Marinette)
Derrière l’écorce, l’ombre nue. (Édith)
Un néon dans la cuisine : mais qui a mis le courant ? − L’orage d’automne.
*
Et puis, nous avions marché, marché, grimpé jusqu’au lac du Génépy – c’était, je me souviens, par une si belle journée qu’on se serait cru encore en plein été. Cette page-là est devenue l’un des points d’orgue du Grillon de l’automne ; j’aimerais pouvoir la faire résonner à loisir, la rejouer encore comme on rejoue, dans un morceau, une mesure dont les accords sonnent divinement (mais rejouer n’est pas permis, le charme s’évente et il faut avancer encore…).
Fine couverture
sur la montagne frileuse
la première neige.
Ah ! quel bonheur !
cette eau jaillie de la roche
et le soleil dans tes yeux !
Une pluie d’étoiles
scintille parmi les micas
vent dans la cascade.
Un gros éléphant
trempe sa trompe à la gouille —
ivresse des trois mille mètres ?
Assis en ce lieu
vois notre amour devenu
montagne d’amour.
1 au 6 septembre 1998