Vigie, février 2016

 

 

 

 

 LA ROUTE ORDINAIRE

 

Vigiefévrier2016Routeordinaire

 

À lourds flocons la neige s’est abattue sur la Vallée, puis la pluie est venue qui a tout lessivé. J’ai regardé filer le vent, les oiseaux, les nuages, les météores – presque sans souffler mot. Tout est oublié. Tout a fondu. Ne reste en tête que l’image de la neige occultant peu à peu la fenêtre de toit, puis se fendant d’une sorte de grand sourire à mesure que Léo jouait la « Badinerie » de Bach.

Il faut dire que j’ai commencé la mise en forme du livre de La Route ordinaire, que je me suis engagé à remettre cet été à l’éditeur pour une possible parution en 2017. De tous les projets en cours celui-ci l’a finalement emporté, et je m’étonne un peu (ou je fais mine) de cette passion croissante avec laquelle j’ai appréhendé (j’appréhende encore) la route, ma route ordinaire, qui semble avoir ramené à elle toutes les préoccupations comme un aimant la limaille.

Il y a à cela un certain nombre de raisons plus ou moins évidentes. Tout d’abord des raisons matérielles : ce temps du trajet ne peut être rogné en aucune façon par les autres tâches, professionnelles, pratiques ou familiales, qui m’incombent et qui limitent mon travail d’écrivain. Il me permet de reprendre presque quotidiennement contact avec la parole, qui plus est avec une parole non pas soumise mais liée aux sollicitations mouvantes du dehors, aux saisons, aux images, toutes choses avec lesquelles je travaille bien plus volontiers qu’avec l’imagination. Un siège, une vitre inclinée qui accueille les traces laissées par la pluie ou la neige, voici pour moi les conditions idéales pour écrire.

Ce n’est pourtant pas suffisant pour expliquer cet enthousiasme routinier, car j’ai toujours su par ailleurs me dégager le temps nécessaire pour faire ce qui me tenait vraiment à cœur, jouer de l’accordéon ou écrire à la fenêtre de mon bureau. À un autre niveau il me semble que se consacrer à ce livre de la route ordinaire est aussi une façon de ne pas écrire maintenant le « livre de Madère », le livre de ma mère, de ne pas affronter cela, de le garder plus longtemps au chaud non par peur mais par désir de ne pas en finir trop tôt avec ces images-là qui, une fois offertes au livre, ne m’appartiendront plus. Les choses ainsi peuvent quand même être dites mais indirectement, par le biais des images extérieures, par le dehors.

Jacques Réda ne dit pas autre chose quand il avoue que « toutes [ses] histoires de circonscriptions urbaines », toute cette masse d’écrits « du dehors » qui ont laissé croire à une journaliste sans doute faussement naïve qu’il n’exprimait pas ses sentiments (alors que lui avait l’impression de n’avoir jamais fait que cela) n’était qu’une façon de dire « [son] propre morcellement ».

Je retrouve par ailleurs, après bien des années, cette possibilité d’écrire en liberté, dégagé de tout projet enfermant, de toute narration (j’estime avoir écrit dans L’éloignement tout le peu que je pouvais avoir à raconter et n’y reviendrai pas), et je m’aperçois que la stratégie littéraire mise en place pour profiter de cette aubaine est proche de celle qui m’était spontanément venue lorsque, vers l’âge de douze ans, j’avais réussi à obtenir la joie d’un sujet de rédaction libre à traiter en temps illimité à la maison.

J’avais commencé à écrire pour moi-même le long texte intitulé « Voyage au bout du rêve », que j’évoque et dont j’ai repris quelques fragments dans L’éloignement  ; il y était question du chemin que j’empruntais chaque jour pour aller au collège, filtré par les déformations de la langue et du rêve. Toutes les émotions déjà s’y exprimaient de biais. Le « sujet libre » avait alors été, à l’instar du projet de publication, un prétexte qui m’avait stimulé pour travailler interminablement ce texte et aller jusqu’au bout du rêve d’écrire – je ne pouvais, à cet âge, pas faire mieux.

Écrivant aujourd’hui La route ordinaire, je poursuis, à une autre échelle, le même travail – moins onirique, moins naïf, mieux ancré, évidemment plus maîtrisé, mais tellement comparable qu’il me semble souvent être encore ce garçon de douze ans écrivant avec sa plume en or sur ses copies colorées de la marque Clairefontaine qui étaient tellement douces…

Ainsi je rassemble dans la fiction d’une année unique – j’ai achevé tout à l’heure une première version du mois de septembre par lequel s’ouvre cette année du livre – tout le temps écoulé sur la route, entre la fin de L’éloignement et aujourd’hui. L’allant que me procure ce travail si peu ingrat me fait douter de sa valeur. Pour repasser les lignes de ma Route ordinaire, je ne consomme pas des litres de whisky en écoutant une sonate sinistre, je ne suis pas d’une humeur massacrante qui me rend détestable auprès de tout mon entourage (tout au plus, je l’avoue, un tantinet reclus, avec sans doute, quand je quitte mon bureau, cet air éberlué qu’ont les hiboux à midi), mais j’éprouve simplement une grande joie et un grand soulagement à l’idée du volume à venir.

La nuit, cependant, tombe, est tombée.

16 février 2016

 

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