Vigie, février 2016

 

 

ÉPILOGUE À L’ÉLOIGNEMENT

 

Eliton1

 

(in praise of « Éliton »)

 

Écrire à partir de sa propre vie en refusant les filtres de la fiction ou d’une généralisation qui gomme l’individu reste une étrange entreprise, même si son caractère révolutionnaire s’est beaucoup émoussé depuis Jean-Jacques. Parfois, la réalité qu’on a sans vergogne transformé en texte peut se manifester, voire se retourner contre l’auteur. Le personnage couché sur le papier peut à tout moment se relever et dire bien haut qu’il existe, qu’il est une personne, voire critiquer ce que l’auteur a fait de son histoire. (Dans un domaine proche mais distinct, je pense aussi en passant à la réaction de Pierre Berger contre le très beau film de Bertrand Bonello Saint-Laurent. Bien sûr, Pierre Berger aurait dû être assez lucide, assez esthète, pour comprendre qu’un grand film se moque, au fond, de la réalité sur laquelle il s’appuie ; mais je peux en même temps comprendre le désarroi de l’homme qui ne se reconnaît pas dans le personnage qui porte son nom, et qui s’insurge, même stupidement, contre l’artiste.)

J’ai écrit sur la Guyane et j’ai raconté, à ma façon, l’histoire de celui que j’ai nommé Éliton. Je lui ai, je crois, rendu hommage comme je devais le faire et comme je le lui avais autrefois promis, pour tout ce qu’il m’a apporté pendant ces années fondatrices. Je pense souvent à la Guyane et il n’est pas rare que resurgisse, dans la conversation, le vrai nom d’Éliton que je garde ici encore secret (secret de Polichinelle pour la plupart de ceux qui me lisent, d’ailleurs). Quand je présente, ici ou là, le livre, on me demande presque toujours si je suis resté en contact avec lui, si l’histoire continue. Je répondais jusqu’à présent que nous nous étions perdus de vue, mais que nous nous retrouverions peut-être…

 

*

 

Ce soir, là-bas, au village de la Chaumière, il est presque six heures et c’est la saison des pluies. Dans le combiné du téléphone on entend les rumeurs d’une fête et le chant des crapauds. Aussitôt je reconnais son phrasé familier, son accent chantant, et les souvenirs se bousculent. Le toucan toco sur le dégrad de Kourou. Les balades en forêt avec mes parents, Nathalie et lui. Lui à treize ans, à quinze ans, à dix-huit ans. L’inquiétude pour son avenir aussi, les fuites, les silences, les brouilles parfois, les retrouvailles.

Il va bien. La voix est douce, très posée. Il dit sa tristesse pour tous ces jeunes happés par la drogue et l’alcool, la crise au Brésil et sa vie de maintenant. Il dit aussi, lui qui exprimait rarement ses sentiments, sa joie de pouvoir me parler : « je suis ravi de t’entendre » − et je le suis aussi.

Retrouvailles à distance toutes simples, tellement évidentes, qui montrent une fois encore que le temps ne compte pas.

Il formule au téléphone deux demandes. La première concerne les photographies que j’ai gardées de cette période, et qu’il voudrait que je lui envoie – ce que je fais aussitôt. La seconde est plus étonnante. Il voudrait écrire son histoire, raconter comment il s’en est sorti, témoigner – dans une perspective évidemment favorable à l’église évangélique, sans laquelle il est clair que son parcours aurait eu toutes les chances de mal se terminer – en portugais, mais aussi en français, et il aimerait que je l’aide pour écrire en français.

C’est un peu comme si le personnage sortait du livre pour dire : bon, maintenant c’est moi qui raconte ! L’idée est troublante, et la perspective de pouvoir lire sa propre version de son histoire m’enchante (une telle annonce aurait eu de quoi bouleverser L’éloignement, ou en tout cas aurait nécessité d’écrire un épilogue que, chère Marie-Thérèse, on rajoutera pour la réédition!). Bien sûr, je n’ai aucune sympathie pour l’église évangélique (alliée notoire, aux U.S.A., du sinistre Trumb) ; mais je ne peux qu’éprouver de la gratitude pour le pasteur qui a su, mieux que moi, permettre à « Éliton » de s’en sortir.

Au téléphone Léo parle à son tour à « Éliton » qui ne l’a connu que bébé, qui s’amuse du temps qui a passé, qui s’étonne de ce que la chienne Patawa avec qui nous avions tant marché soit encore vaillante.

Là-dehors le vent s’est calmé. On entend les grenouilles chanter, des bribes de bréga fusent par les persiennes, ma mère est près de moi dans les rues de Bélem et moi, je suis ravi.

 

27 février 2016

 

 

© Lionel Seppoloni, tous droits réservés.

 

 

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