Vigie, février 2016

 

 

 

LA FIN EN FÉVRIER

 

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Février touche à sa fin. Au dehors souffle en bourrasques un vent que rien n’annonçait. J’avance assez vite dans mon Almanach de la route ordinaire (un fragment par jour sur une année), traversant déjà décembre et lorgnant sur janvier. Allongé dans le lit non pour imiter Proust en sa chambre de liège ni jouer les malades, mais pour ne pas me refroidir, profiter du ronronnement apaisant des chats (pour qui un maître alité est une aubaine) et soulager un dos assez douloureux, je refais patiemment ces trajets qui vont et viennent entre l’avant à l’après comme le fil recoud la plaie. Je ne cherche aucun soulagement ni aucune souffrance supplémentaire – juste à ne pas vivre dans le mensonge, à ne me détourner en aucune façon de la vie, de la mort et, en l’occurrence, de cette féconde absence qui n’est pas derrière moi mais en moi et, plus cruellement, devant moi.

Avec le temps le deuil creuse des terriers de plus en plus profonds. Je maintiens prudemment à distance l’idée de ces années qu’il aurait été possible de vivre encore, de vivre comme avant, où il aurait été possible d’entendre la voix de ma mère autrement qu’en rêve, dans le livre que j’écris ou dans ma propre voix. La rage revient pourtant, et les larmes.

Sur l’écran je regarde les images d’Higelin « symphonique », chantant magnifiquement à la Philharmonie mais souffrant aussi, prisonnier du prompteur sans lequel il ne pourrait chanter sans interruptions fâcheuses mais qu’il maîtrise mal, accroché aux réflexes, aux pirouettes qui lui permettaient naguère de rester maître de la situation jusque dans les débordements les plus acrobatiques, porté par l’orchestre, par le public, par ses enfants et pourtant dépassé (on le serait à moins), vulnérable, presque perdu et acceptant de l’être, acceptant de se montrer tremblant, fragile, vieilli et, au bout du compte, plus touchant et plus vrai que du temps de sa splendeur mégalomane. Quand résonnent les premières notes de « Pars », je suis en loque depuis longtemps.

« Ce que le temps a appris à l’homme ? » La fragilité assumée, le cœur à nu sans carapace.

Ma mère aurait son âge, et remontent en mémoire les souvenirs des spectacles vus ensemble.

Tous ces vestiges.

Elle est partie trop tôt, me dis-je, me laissant orphelin à juste quarante ans (« C’est drôle jamais on ne pense qu’au-dessus de dix-huit ans, on peut être une orpheline en n’étant plus une enfant », me fredonne Barbara). Léo et Clément étaient trop petits, eux aussi, qui avaient besoin d’elle (et je vois depuis cette ombre sur eux, sur Léo qui n’en parle pas mais qui avance avec la vélocité de celui qui a compris que le temps est compté, de Clément qui en parle, qui regarde son image et qui se souvient encore).

Naturellement je sais qu’il ne faut pas se plaindre, que ce serait indécent de le faire alors que C., elle, a perdu son père à l’âge de quatorze ans, et que tant d’autres – tant d’enfants accrochés en ce moment aux barbelés de ce qui fut l’Europe – n’ont pas même un fantôme pour leur donner la main.

Toutes ces vies en loques…

Comment faites-vous pour tenir, vous autres ? Comment font les gens pour vivre avec tant de larmes en eux ? Ils font semblant de vivre, c’est ça, et semblant d’être heureux, d’être sûrs d’eux ?

(« Laissez-moi chialer en paix ! », disait Annkrist à la belle voix si tremblante.)

Qu’au moins cette souffrance acceptée nous rapproche, nous rende à l’altruisme originel, comme on le dit beaucoup en ce moment (et cette idée que l’homme, comme l’animal, est naturellement altruiste semble tellement étonnante qu’il faut des expériences scientifiques pour s’en convaincre). Mais j’ai beau chercher, je vois surtout alentour le repli, l’égoïsme, l’hédonisme futile des nantis, les fuites et les faux-semblants en tous genres.

Le vent fait trembler les tôles.

Je m’accroche au présent, à ce miracle de douceur qui m’épaule depuis presque vingt ans et que j’aime tellement que je ne saurais le dire que par des dérobades (ou alors il faudrait, comme Higelin tombant dans les bras de sa fille, ne pas craindre d’envoyer paître la pudeur, mais ce n’est pas ma manière).

Je m’accroche à ma tâche qui est de m’effacer au profit de mes fils, de les aider pendant que je le peux, autant que je le peux, à « faire de cette unique vie un peu de musique ». La musique est pour eux : irréductible, quoi qu’on fasse, à la recherche d’une fonction sociale, leçon d’impermanence, de patience, d’élégance, d’humilité et de fragilité, ouverture à autrui aussi, à la vie vraiment vive – et puis défi au sens commun, à la vulgarité ambiante et plus encore, au temps.

La musique est pour eux : pour moi, elle passera, elle est déjà passée – l’accordéon déjà comme oublié, soufflet crevé, mis au rencart comme les violons de l’enfance. Un jour je serai vraiment seul, sans musique, avec seulement à mes côtés le fantôme de ma mère (ou la voix douce encore, car comment savoir qui s’en va le premier – et je préfèrerais que ce ne soit pas moi parce que rester seul est pire et qu’elle déteste plus que moi et plus que tout la solitude).

L’écriture restera, je crois. Plus pour garder traces, ni rendre grâce, mais juste pour faire face. J’écrirai alors, je l’espère, un très beau testament, lumineux, généreux, et plein d’espoir.

 

27 février 2016

 

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