Vigie, février 2016

 

 

 

 

PROJECTIONS

 

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Cela commence, comme dans une sorte de rite initiatique, par un plongeon vertigineux, invraisemblable – surtout pour moi qui n’ai jamais plongé de ma vie – depuis un promontoire dans une mer bleu foncé. L’étonnement de ne pas avoir mal et le plaisir de l’eau succèdent à la panique, et je nage jusqu’à un rocher noir où je retrouve mes parents. Calme conversation sur fond de ressac breton ou madérien (la couleur de la roche évoque plutôt Madère), puis le drame survient lorsqu’une question anodine que je viens de poser reste sans réponse. Dans un accès de colère adolescente je leur reproche de faire semblant d’être là et de ne pas prêter cas à mes paroles. J’exige une réponse, qui ne vient pas. Je prononce alors le mot de « fantôme », et me rappelle brutalement que ma mère est morte.

 

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Je suis dans l’appartement de Chambéry-le-Haut, comme toujours dans les rêves. Une jeune fille de l’école de musique m’a prêté son violon, qui est en bois clair superbe, et d’excellente sonorité. Comme les violons de mon enfance sont depuis longtemps désaccordés et inutilisables, je ressens une joie sans borne à l’idée de pouvoir de nouveau jouer (c’est là une obsession récente mais qui se traduit par des rêves récurrents). Je retrouve tout d’abord la sensation de la mentonnière – une barre et non un coussin. Au premier essai l’archet dérape et ne produit aucun son parce que je n’ai pas mis de colophane, ce que je m’empresse de faire (l’odeur de la colophane me ramène une fois de plus à l’enfance, et c’est un rêve très lumineux). Au deuxième essai le son est grêle comme lorsqu’on débute, mais j’ai la satisfaction de constater que je n’ai pas oublié les doigtés et que je joue assez juste – j’ai choisi de jouer la Chaconne de Pachelbel. Au troisième essai le son se déploie et je manie l’archet comme je n’ai jamais su le faire. J’aime ces raccourcis du rêve, qui permet ainsi d’obtenir sans peine et de façon réaliste ces sortes d’accomplissements : je ne saurai jamais jouer du violon ainsi que j’ai pourtant la sensation de l’avoir fait cette nuit.

 

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La troisième bribe épargnée par le réveil mêle la musique et la salle de classe. Vieux collégien à la façon d’Hiroshi dans Quartier lointain, je m’assois à la même table que l’un de mes élèves, qui ressemble de façon étonnante à l’adolescent que j’ai été. Il est occupé à écrire sur une partition la musique d’une chanson de Thiéfaine (ce qui est une étrange activité scolaire). Je l’aide en recopiant au propre les notes minuscules. Je conserve de ce moment un souvenir très doux et constate que si, de jour, le passé me préoccupe peu, il occupe pleinement les nuits ; mais est-ce que c’est vraiment le passé, ces projections folles qui ne sont plus d’aucun temps ?

 

17 février 2016

 

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