Vigie, avril 2016

 

 

 

L’ATTENTE DES IMAGES (1)

 

 

Dans quelques centimètres carrés seulement il rase des montagnes, érige des barrages, inonde des déserts. De la faune et la flore, de ses propres tourments et délices, il est l’auteur. Comme le chien tourne deux trois fois sur lui-même avant de se coucher enfin pour une courte nuit, le graveur s’installe au creux du bois et s’y livre à son activité de rongeur jusqu’à ce que le dessin émerge seul à la surface du bois. Lui sont alors dévolus toute l’encre et le papier utiles à sa reproduction, de sorte qu’on le retrouve jusque dans les pages des livres et les murs des maisons.

 

Jérôme Bouchard

 

 

(Ces notes d’une autre sorte de voyage ou de guet, prises comme à mon habitude pour mieux voir, pour laisser trace, et surtout pour servir de base au nécessaire travail de rabotage qui limite, en principe, les risques du radotage… Premières bribes, donc, d’une série appelée à se développer, dont je ne sais où elle nous mènera mais qui correspond à un vieux rêve de retrouvailles avec les « images ». Merci Jérôme !)

 

*

 

J’attends les images.

Entouré d’images j’ai fait de la place pour accueillir celles-ci. D’abord j’ai résisté à la tentation d’ouvrir à la va-vite la grande enveloppe que me tendait la factrice (« trop grande pour votre boîte, j’ai préféré sonner »). J’ai attendu qu’il fasse beau, que les autres habitants de la maison soient partis en balade, pour m’installer à la table du séjour baigné par la lumière d’avril. J’ai allumé un bâton d’encens, rempli la théière de cet excellent thé japonais qui ne fait pas trembler mais, en principe, aiguise les sensations : petits rituels sans pesanteur – n’exagérons rien, je ne me suis pas remis à psalmodier des mantras ni assis en lotus sur un zafu bariolé, j’ai juste pris le temps d’attendre les images.

C’est ce que je fais souvent, guettant les signes des saisons (aujourd’hui, printemps ensoleillé – mais on sent déjà venir l’orage qui va jeter à terre les dernières fleurs du prunier), tentant de lire les messages anonymes qui balisent ma route, obsédé des parebrises, monomane des fenêtres, les jumelles à portée de la main pour le cas où surgisse le bouvreuil, le faucon, l’aigle (il y a en ce moment un couple qui n’arrête pas de tourner au-dessus du village, sans doute parce qu’a commencé le nourrissage des aiglons).

J’aime les images (et le goût du thé – première gorgée).

Ces images-là sont cependant d’un autre ordre, puisque ce sont cette fois des artefacts qui procèdent d’une intention qui n’est pas sans lien avec le mouvement de la nature, mais qui s’en distingue. Elles sont le produit d’une autre attente, d’une autre écoute, d’autres gestes que les miens, puis d’une offrande à laquelle je me dois de répondre comme je me sens aussi poussé à répondre, d’une façon ou d’une autre, aux sollicitations du Dehors, mais avec cette fois le sentiment d’entamer un dialogue moins menacé d’artifice rhétorique que celui que j’entretiens avec la route, le poirier, le bouvreuil, le chat ou la théière.

Une autre gorgée.

Je regarde l’enveloppe, commence à m’impatienter de ces prolégomènes. L’expérience va commencer. J’ouvre.

L’odeur de l’encre, la peau de papier cristal qu’on détache (l’une des gravures n’a pas tout à fait fini de sécher) puis voici que danse l’autre écriture rutilante, contrastée, de cette sorte de lettre à chacun et à moi-même adressée : ce labyrinthe logogrammique.

 

 

Laroutelesreves

 

 

De part et d’autre de la piste de terre brune ça foisonne de signes narquois. L’index te désigne le haut, le plat, le chemin à suivre, mais tu préfères planquer ton vélo et t’enfoncer dans la jungle. Ah, bien sûr, il y a de l’animal dans ces déliés, de la trompe d’éléphant et des lianes, des chauves-souris qui gîtent dans l’antre du figuier étrangleur, et des visages de lune hilare qui surveillent ta progression.

Un jeune garçon aux cheveux longs chevauche un tamanoir. C’est le grand jour, la grande nuit de son initiation. Tout autour le noir scintille, l’espace rutile, les formes jubilent, et le garçon avance à travers le labyrinthe des signes. Voici une caverne – il fallait s’y attendre – ornée par un sorcier à trompe de charançon et masque de toucan. Fraye toi un passage dans la nuit de naissance de Michaux, tu sais, « qui fait houle, houle, qui fait houle tout autour », fraye toi un passage pour le seul plaisir de la trace, sans te soucier de la sortie. Mais oui, tout est énigme. Toute image est énigme. Tout ce qui apparaît, tout ce qui disparaît, tout ce que tu étais et tout ce que tu deviens est énigme. Énigme est l’écriture de ta langue oubliée, jamais apprise, jamais parlée, seulement tracée ; énigme le mouvement, l’ordonnancement, le beau chaos d’encre qu’encadrent les contours arrêtés.

Sur ce chemin les rêves écartent les parois, font de la place, font naître de nouvelles formes à l’intérieur des formes. Ici s’ouvre une salle où résonne la musique, une partition improvisée pour lithophone et saxo en clé de sortilège. Passe par les notes, passe par les rythmes, passe par les traces, baisse-toi, lisse-toi, déporte-toi – le rêve va plus vite que toute réflexion et, d’intuition en intuition, te mène vers une issue qui vient par le dedans.

Trace, trace. L’odeur de l’encre dans le vent printanier.

Le rhino noir, de son œil halluciné surveille l’orée de ta route et toi, tu es étendu sur la banquette arrière et tu regardes défiler à l’envers la montagne de nuit. Voilà, tu es sorti.

 

 

Foretnocturne

 

 

La forêt la nuit

respire et chuinte

très doucement

laissant reluire

la clarté d’un lever de lune

violent comme une aurore.

 

La forêt la nuit

respire et redessine

avec patience les contours

de ton visage d’arbre.

 

Tu es arbre

tu es lune

tu es feuille chue, hibou

tu es coq de roche à l’entrée de la grotte

tu es algue et nervure

tu hantes tes profondeurs végétales

tu rampes dans ton fouillis.

 

Fais-toi feuille fais-toi secret

joue les lutins les farfadets

enfant, camoufle-toi

te voici phasme, grenouille-feuille

hippocampe, ibijau à tête de souche

 

− et bien sûr

ce n’est qu’un jeu

comme de laisser sur la glaise

une fausse empreinte de loup

pour faire croire ou faire peur

pour faire comme si

 

car bien sûr cette forêt

n’a pas plus d’épaisseur

que les cartons découpés d’un théâtre d’ombres

ou que ces images du rêve

dont on sait néanmoins qu’elles recèlent

en leur flou tout le peu que l’on sait

de la réalité.

 

16 avril 2016

 

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