Vigie, avril 2016

 

 

 

APPRENDRE À PERDRE

 

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On ne retombe jamais en enfance ?

Mais si. Ce matin-même, à sept heures.

Pendant que mon père me tire en arrière par les bras sur la pelouse bien verte du Carrel, ma mère me chatouille les orteils. Je ris, je me débats, je me démène, je me réveille.

Les bras tendus en arrière, ankylosé par cette acrobatique position due à un endormissement tardif ainsi qu’à la présence du chat, j’ai quarante ans, la maison du Carrel a été vendue depuis belle lurette et ma mère est morte.

À chaque fois, cette légère sensation de vertige, cette stupeur.

 

*

 

Lorsque l’enfant apprend la mauvaise nouvelle il reste d’abord incrédule, dit que ce n’est pas vrai, puis baisse la tête dans un geste de résignation qu’on lui a déjà vu, et qu’il reproduira plus tard dans de pires circonstances. On sent qu’il a maintenant bien conscience des épreuves qui nous attendent : la solitude, la tristesse, la perte. On sent aussi qu’il est prêt à les affronter.

Mais oui mon grand, ton ami s’en va vivre bien loin d’ici. Il connaîtra une toute autre existence là-bas, au Canada, et toi tu seras un peu seul pour ta rentrée de Sixième. Tout havre est un leurre !

Regarde quand même à la fenêtre le poirier tout en fleurs, les abeilles qui butinent et la pie de passage. Regarde le merisier d’en face en tenue de parade : c’est beau, ça ne dure pas !

 

*

 

À la nuit tombée on joue, devant le sourire figé d’une photographie, les airs les plus lents de notre répertoire, puis on reprend l’initiation à cette autre manière de jouer avec les images, le temps, les sentiments, qu’est le cinéma.

Cadrages, angles de vue, structure circulaire, montage, de Méliès à nous jours on s’aventure dans le cinéma d’aventures, on plonge dans les bas-fonds du Tombeau hindou, on attend avec Gary Cooper Le train (qui) sifflera trois fois (« si toi aussi tu m’abandonnes …» : l’horloge qui obsède, la perte des amis, des repères, des idéaux, la fausse victoire finale, l’étoile jetée à terre, et tout cela « en temps réel » ou peu s’en faut…) et puis, ce soir, le Pirates de Polanski virevolte, tourne en rond ou en spirale, revient au point de départ avec quelques variations (tu vois, le coffre du début est maintenant un trône en or…) pour le seul plaisir des péripéties et l’apprentissage de la perte. 

C’est ainsi, c’est sans drame, et plein de vie.

« Il était un petit navire… »

 

20 avril 2016

 

 

 

© Lionel Seppoloni, tous droits réservés, et Jérôme Bouchard pour les reproductions de gravures.

 

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