Vigie, mars 2019

 

 

 

Le paysage parle

 

 

Vigiemars2019montagneilluminee

 

 

Allant et venant, attentive, affairée, la corneille au bec fin sectionne des rameaux de bouleau pour la confection de son nid, qu’on devine caché dans le fouillis d’un grand épicéa. Rassemblés en couples bicolores au faîte du poirier, les becs-croisés se livrent à leurs acrobaties habituelles de petits perroquets alpins ; on a posé devant les granges comme des offrandes les fagots fraîchement taillés des saules têtards qui sont du même orange vif que le plumage des mâles en parade. Plus loin, dans la cour de l’école, le dernier tas de neige dure fond doucement. Les mares, le marais du Pontet fument au soleil éclatant de huit heures, cependant que s’efface la lune.

 

Le paysage parle, parle à voix basse – il faut tendre l’oreille, il faut prendre son temps. Ses paroles ne sont ni sentimentales, ni prophétiques, ni poétiques, encore moins psychologiques. Elles ne sont pas non plus tellement énigmatiques, ni profondes, et pas du tout sentencieuses. Leur sens, quoique difficile à retranscrire en langage ordinaire, est parfaitement clair. Elles courent en surface comme les ruisseaux en mars, comme la lumière sur les crêtes la caresse d’un coup de vent qui se glisse sous ta chemise ouverte et te ramène au monde.

 

Le paysage parle par les mille voix distinctes mais unies des corneilles, des becs-croisés, des pics et des pinsons, des grenouilles, des abeilles, du sifflement du vent, du ruissellement des rus, des abois des chiens, de la cognée du paysan, et sa polyphonie atteint toutes les couches de la conscience, toutes les strates de ton humanité. Quand tu tends l’oreille, quand tu humes le vent ainsi que je viens de le faire, Néandertal (qui n’était pas une brute) n’est jamais loin.

 

Toutes ces choses vues et revues, dites et redites sans nulle lassitude, nous parlent aussi : la troupe de chevreuils à la lisière du champ qui reverdit, la dentelle blanche sur fond bleu des pruniers en fleurs, les nids des pies et des corneilles qui s’étoffent de jour en jour, et la montagne illuminée.

 

Aucune parole d’amour n’incarnera jamais plus justement l’amour que des mots comme ceux-là : montagne illuminée.

 

 

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