Vigie, mars 2019

 

 

La gouille

 

 

 

Vigiemars2019gouille

 

 

Nous avançons, toute notre vie nous avançons, sans changer, en nous répétant nous-même

avec seulement des variations mineures.

Nous ne changeons pas.

Edward Abbey, Un fou ordinaire.

 

 

Je sors à l’improviste marcher sous la pluie ronde et douce. Je sors sans raison, sans l’avoir décidé, comme poussé par ce même instinct qui ramène les rouge-queues au jardin et les grenouilles à la gouille. Je sors à l’improviste prendre des nouvelles du printemps : ici les bourgeons des saules sont encore des virgules, ceux des forsythias des points d’exclamation, ceux des bouleaux de petites perles de pluie vert bouteille…

 

Je sors et je m’en vais sur la route où personne ne passe. L’eau tintinnabule sur le toit en tôle d’un abri. La forêt résonne de cris, et la mare en contrebas ronronne – cela fait comme chaque fois un grand ronronnement, un bruit de vent dans les arbres, une clameur de singe hurleur entendue de très loin.

 

Quand on arrive au bord de la mare presque totalement reprise par les aulnes en pleine floraison, le feulement s’amplifie et s’adoucit encore. Les grenouilles sautent de tout côté, souvent accouplées, et plongent bruyamment dans l’eau sombre criblée de pluie entre les joncs jaunes. Partout, des paquets d’œufs noirs. C’est un plaisir de les retrouver ainsi chaque année à la même époque, un plaisir de voir l’eau bouillonner de leur vie fragile. C’est un peu sale, un peu grouillant, grenouilleux, crapoteux, plein d’œufs et d’yeux, un peu obscène aussi il faut bien dire : c’est la vie même. Je regarde les grenouilles qui, naturellement, me regardent, me surveillent et s’enfoncent dans l’eau saturée par les corps de leurs congénères sitôt que je m’approche. Je sais que nous sommes dans un lieu habité, à cinquante mètres tout au plus de la maison, mais quand je regarde ainsi l’eau sombre qui baigne les troncs nus des aulnes, quand je ferme les yeux et que j’écoute cette rumeur sauvage, il me semble être revenu au bord de quelque crique d’Amazonie, être loin de mon lieu ordinaire en tout cas, ou bien tout simplement y être vraiment.

Le brouillard envahit la combe : c’est l’Écosse à présent. Je marche sur la terre spongieuse en m’éloignant lentement de la mare pour aller à la rencontre de ce paysage à quintuple bandes : une bande de terre floue, une bande de brume, puis la bande sombre de la montagne surmontée par la bande plus fine des dernières neiges et celle, immense, du ciel gris-blanc. J’appose comme toujours la paume de ma main sur l’écorce des grands châtaigniers, jette un œil aux ruches qui semblent endormies, repars à travers champs.

 

Je sens qu’est venu le moment de repartir. Après avoir tout à l’heure retrouvé dans ma bibliothèque ce livre d’Edward Abbey à la couverture orange un peu passée, Un fou ordinaire (l’association de ces deux mots m’enchante), où j’avais souvenir que les choses vues devenaient parfois des visions, j’ai lu cette phrase tout à fait oubliée que j’ai mise en exergue à ma promenade d’aujourd’hui (et qui rejoint ce que j’ai souvent répété ces derniers temps) : « Nous avançons, toute notre vie nous avançons, sans changer, en nous répétant nous-même avec seulement des variations mineures. Nous ne changeons pas. »

J’aime cette idée que l’avancée – celle des grenouilles comme celle de Bruckner passant sa vie à composer la même symphonie –, ne passe pas par une métamorphose mais par une répétition « avec des variations mineures ».

Comme tout un chacun j’ai connu des tunnels, mais j’ai eu cette chance de toujours pressentir une issue qui, chaque fois, est venue par le dehors. (Je salue au passage cet énigmatique engin agricole qui rouille sous les châtaigniers depuis des lustres, qui était déjà là il y a onze ans, inchangé donc, à peine plus rouillé, et dont l’usage exact – je suppose que ses grandes griffes recourbées devaient autrefois sarcler la terre avant les semis – reste un peu mystérieuse.) Je conçois qu’on puisse desserrer l’étau de ses peurs, limer les barreaux de sa prison mentale, en menant un travail d’ordre psychologique, voire psychanalytique, en écrivant aussi, ou en peignant, ou en faisant des films. Pour ma part, cependant, c’est la nature – et plus précisément la montagne, vrai berceau de tous mes rêves d’enfant –, c’est le simple fait de reprendre la marche et de sentir sous mes pieds un sol bien plus solide que moi, qui m’ont toujours permis de me réorienter. Même enfermé dans ma Cave (ou, autrefois, dans une chambre d’étudiant aux volets clos ou une cellule de méditant), je gardais la prescience du dehors.

Le moment de repartir, cependant, ne se décide pas. Les circonstances extérieures, soudain accordées à notre horloge interne, l’imposent. L’oiseau, le batracien, l’insecte ne choisissent pas le moment où il faut migrer – ou bien, s’ils le font et partent trop tôt ou trop tard, ils ont toutes les chances d’en mourir (rien par ailleurs ne permet d’affirmer à coup sûr que la migration, même accomplie au bon moment, pourra se poursuivre jusqu’à son terme, tant les accidents sont fréquents…).

Je sens qu’est revenu pour moi ce beau temps de partir : repartir, voyager rudement comme quand on était jeune (d’ailleurs je n’ai jamais été aussi jeune depuis ma jeunesse, j’ai rajeuni depuis le mois dernier, ça sent sa reverdie, ses pousses frémissantes, ses bourgeons frais, sa sève neuve) ; ou repartir comme je le fais maintenant en flânant simplement parmi les feuilles et les derniers névés qui brillent entre les troncs trempés.

Si j’avais fait cela il y a deux semaines, je n’aurais rien vu, rien senti, j’aurais gâché ma chance ; maintenant je suis prêt. Maintenant c’est très net (il n’y a même que cela qui est net, tant le brouillard s’est épaissi) : je marche dans la forêt même où j’ai marché il y a onze ans, quand je suis arrivé en ce lieu, je marche avec la même joie, le même soulagement d’être en vie, d’être ici, d’être chez moi, dans un « chez moi » qui ne m’appartient pas, qui est bien plus grand que moi, et qui m’accueille néanmoins avec une bienveillante indifférence.

 

Au sommet de cette côte un peu raide, voici encore le bouquet de hêtres où naguère on jouait à cache-cache. On a coupé quelques arbres, dont je contemple les souches orangées. Trois ou quatre biches traversent à main gauche, de l’autre côté du grand névé, et l’on voit les taches blanches de leurs derrières disparaître dans le brouillard. Décidément rien n’a changé depuis La Giettaz, depuis toujours – « rien ne change », vous dis-je ! Le monde est bon, la terre est souple sous le pas, la mousse douce.

 

À la pensée de tous les chemins qu’il reste à parcourir, de toutes les années que, sans doute, il reste à vivre, je gonfle discrètement la gorge et les joues, écarquille les yeux et ronronne comme une grenouille en saison amoureuse.

 

 

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